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Guenrikh Altov – Icare et Dédale

A la fin des années 1950, Guenrikh Altov avait dans l’idée de se lancer dans un cycle de nouvelles qui s’appellerait Légendes des capitaines stellaires. Malheureusement, il n’en écrivit finalement que trois, ce qui n’empêcha pas qu’un recueil, en 1961, en prit le titre, dûment complété de quelques autres textes. Icare et Dédale fut la première des trois. Altov5.jpg

Et elle est bien dans l’ambiance de l’époque, d’une science-fiction soviétique à la fois épique et non-violente. Altov développe ici à l’envie les notions de courage, d’héroïsme gratuit, d’entraide surtout entre personnes de classes (ou plutôt de professions) différentes. Tout sépare Icare et Dédale, le vaillant capitaine et le savant jamais sorti de son laboratoire. Et pourtant ils iront tous les deux au bout de leur voyage. Bien sûr, le lecteur est libre de rejeter ou non cette charge idéologique. Il n’empêche que cette nouvelle ne manque ni de panache ni de souffle: nous sommes réellement face à un récit épique particulièrement réussi, un récit dans lequel l’ennemi n’est ni l’homme, ni un éventuel extraterrestre (même si l’on nous dit bien qu’Icare eut auparavant à combattre de féroces créatures), non, l’ennemi est la nature elle-même, le soleil !

On peut noter par ailleurs qu’Altov y emploie la même formule introductive que dans le Ballade des étoiles, formule qui fait de lui un parent littéraire (à défaut d’être un parent idéologique), de son contemporain Cordwainer Smith.Altov4.jpg

Illustration extraite de l’anthologie Капитан звездолёта (Capitaine de vaisseau spatial) – 1962

Ce texte fut repris en 1983 dans l’anthologie de Leonid Heller, Le Livre d’Or de la science-fiction soviétique, mais il en existait en fait une traduction particulièrement méconnue, sous le titre de A Travers le soleil, parue dans la magazine France-URSS en 1959, soit l’année suivante de son édition en URSS.

Cette traduction est anonyme, et cela n’est pas un mal, car le traducteur ne nous a rien épargné : erreurs scientifiques (que nous avons tâché de corriger entre crochets, mais il se peut que nous en ayons manquées), style d’une lourdeur d’éléphant, répétitions, incapacité à gérer la concordance des temps. Il n’empêche que nous avons malgré tout souhaité la mettre en ligne, afin de laisser le lecteur (après cet avertissement sur la traduction), juger de ce qu’était une des branches de la SF spatiale soviétique des années 1950-1960. 

Nous reproduisons ce texte avec l’aimable autorisation de la Fondation officielle Altshuller (www.altshuller.ru), que nous remercions.

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A travers le soleil

G. Altov

magazine France-URSS, supplément au n°159, 1959, p. 26-28.

Titre original : Икар и Дедал (1958)

Traduction anonyme.

Les intertitres sont de la revue, et non du texte original.

Illustrations non créditées.

Cela se passait il y a longtemps. Le temps a effacé dans la mémoire de la postérité les véritables noms de ceux qui volaient vers le soleil. D’après le nom de leurs vaisseaux les hommes les ont alors appelés Icare et Dédale. On dit encore que ces vaisseaux s’appelleraient autrement et que les noms d’Icare et de Dédale ont été pris d’un mythe de l’antiquité. Cela est peu probable. Car ce n’est pas Dédale, mais celui qu’on appelle maintenant Dédale, qui le premier annonça : « Nous traverserons le soleil. » Cela se passait il y a longtemps. Les hommes se risquaient encore timidement à quitter la terre. Mais déjà ils avaient connu la beauté enivrante du monde des étoiles et l’impétueux et irrésistible appel des découvertes les poussait vers elles. Et si un vaisseau sombrait, deux autres partaient à leur tour. Ils revenaient de longues années après, brûlés par la chaleur des soleils lointains, transis par le froid des espaces infinis. Et à nouveau ils repartaient dans l’espace.

Icare naquit dans le Cosmos

Celui que l’on appelle à présent Icare était né sur un vaisseau. Il vécut longtemps mais vit rarement la terre. Il avait volé vers Protion [sic : Procyon] et Laïkaïl, il atteint le premier l’étoile Van-Mâanen. Dans le système de Léïten, il combattit les êtres les plus terribles connus alors : les Orobos. La nature avait chéri Icare et généreusement comme le soleil il dépensait ses dons. Il était téméraire jusqu’à l’imprudence mais sa chance ne tournait jamais. Il vieillissait mais ne devenait pas vieux. Il ignorait la fatigue, la peur, le désespoir.

Presque toute sa vie sa compagne partagea ses voyages. On dit qu’elle périt pendant l’atterrissage sur une des planètes d’Eridan. Lui découvrait toujours de nouveaux mondes et leur donnait son nom.

Oui, parmi tous ceux qui volaient vers les étoiles, personne n’égalait Icare en audace.

Mais cependant les hommes s’étonnèrent lorsqu’il annonça : « Nous traverserons le soleil. » Même ses amis – et il avait beaucoup d’amis – se taisaient. Est-ce possible de passer à travers le soleil ? 

L’insensé. On lui objectait : « Ignores-tu donc qu’à l’intérieur du soleil il n’y a pas de plasma mais des matières douze fois plus dense que le plomb ? »

Nombreux étaient ceux qui parlaient ainsi. Mais Icare riait : « Cela ne nous empêchera pas de voler vers le soleil. Le revêtement supérieur de la fusée sera en nétrite. Même la densité au centre du soleil est insignifiante par rapport à celle de la nétrite. Et tout comme le verre du tube à gaz le nétrite restera froid. » Au début, les hommes ne crurent pas Icare. Alors lui vient en aide celui que l’on appelle maintenant Dédale. Il était jeune, très jeune. Mais les hommes appréciaient sa science. Il n’avait jamais volé dans le monde des étoiles et seule la science lui dévoilait les domaines mystérieux. Froid, calme, raisonnable, il ne ressemblait pas à Icare. Mais si les discours enflammés d’Icare ne parvinrent pas à convaincre les hommes, les formules sèches et précises de Dédale démontrèrent à tous : « Le voyage est possible. »

Les vaisseaux de nétrite

En ce temps-là les hommes en savaient déjà beaucoup sur le cinquième état de la matière. Cette forme avait d’abord été découverte dans les étoiles appelées « Les Nains Blancs » [sic : « naines blanches »]. Ces étoiles de petites tailles ont une densité énorme, car à part leur enveloppe gazeuse, elles sont presque entièrement constituées de neutrons agglutinés en masses compactes. Après le premier vol sur Aris le plus proche satelitte de la terre du « Nain Blanc » [de la « naine blanche »], les hommes apprirent à obtenir du nétrite, matière exclusivement constituée de neutrons. La densité du nétrite était vingt fois supérieure à celle de l’acier, et un million de fois à celle de l’eau. 

Le montage des vaisseaux sur lesquels Icare et Dédale devaient effectuer leur vol, avait lieu dans une station à la périphérie de la Terre. On n’y ressentait pas l’effet de la pesanteur et les hommes pouvaient y soulever facilement les feuilles de nétrite. D’après les calculs de Dédale, une couche protectrice de deux centimètres suffisait. Mais en dépit de cette faible épaisseur l’armature de nérite de chaque vaisseau pesait des millions de tonnes, car comme il est dit plus haut, le nétrite, cinquième état de la matière, était d’une densité supérieure.

En ce qui concerne les vaisseaux, on dit qu’ils étaient plus perfectionnés de tous ceux qui étaient jamais partis. Dans le monde des étoiles, leurs puissants moteurs ne craignaient pas les tourbillons de feu solaire, leur grande vitesse leur permettait de s’élancer à travers l’astre incandescent. On dit encore que c’est à ce moment précisément que Dédale inventa la gravilocation. A l’intérieur du soleil, dans le chaos du gaz électronique, la radio est impuissante. Mais la pesanteur demeure. Le locator captait les ondes de pesanteur et ainsi les vaisseau pouvaient se diriger. Et arriva le jour du départ. De la terre parvint la dernière instruction : « Ne rapprochez pas trop vos vaisseaux car la force d’attraction les entraînerait l’un contre l’autre. Mais ne vous éloignez pas non plus l’un de l’autre car l’imprudent serait déporté au centre du soleil par un tourbillon de feu. »

Icare se mit à rire en entendant ces mots. Dédale les écouta calmement. Et tous deux répondirent : « Entendu ! ». Icare prit le levier de commande avec impatience. Dédale vérifia les appareils avec attention. Et de la terre on leur retransmit : « Bon voyage vers les grandes découvertes. » Déjà, à cette époque, la terre disait adieu avec ces mots aux vaisseaux qui partaient dans l’espace.Altov3.jpg

Ainsi commença le vol. Les moteurs laissaient rageusement échapper de la flamme blanche, les vaisseaux prirent de la vitesse, se mirent à vibrer. Et de la terre on avait l’impression que deux comètes s’élançaient vers le soleil.

Icare volait pour la première fois sans compagnons car on lui avait interdit de prendre des passagers dans son vaisseau. Mais Icare se rirait du danger et en regardant l’écran argenté du locateur, il chantait la chanson des anciens capitaines de l’espace :

      « Nous qui par la seule force de notre esprit,

      Avons planté notre étendard jusque sur le soleil

      Nous devons porter aux autres planètes

      Le message de notre petite terre. »

Dédale ne sentait pas la solitude. Il avait quitté la terre pour la première fois, mais la beauté du monde des étoiles ne le bouleversait pas. Et les pensées de Dédale, sèches et précises comme des formules, étaient plongées dans des domaines mystérieux.

Parfois les calculs de Dédale annonçaient : « Il y a un météore, attention ! » Icare, lui, était à l’avant et sans calculs il pressentait le danger. Car parmi ceux qui commandaient les vaisseaux dans l’espace, il n’y avait pas de capitaine plus expérimenté qu’Icare.

Ainsi se dirigeaient-ils vers le soleil étincelant, et les hommes, habitants de la Terre suivaient leur vol.

D’heure en heure, les vaisseaux accéléraient leur course car la puissante attraction du soleil les avait atteints de son étreinte invisible.

Icare et Dédale dans le soleil

En temps terrestre, le cinquième jour de vol s’écoulait quand les vaisseaux disparurent dans les rayons éblouissants du soleil. Les dernières ondes de radio déjà altérées apportèrent à la Terre la chanson des capitaines et le rapport sec de Dédale : « Nous sommes entrés dans la dionosphère. Les coordinateurs… » Le soleil accueillit les vaisseaux par les jets de flamme de ses protubérances. Comme indigné par l’insolence des hommes, l’astre en fureur projetait des flammes près desquelles les vaisseaux semblaient des grains de sable comparés à une montagne. Les flammes s’acharnaient avec une fureur muette et léchaient le nérite avec avidité. Mais les flammes avaient une densité infime et l’armature de nérite restait froide.

Plus terrible que les langues de feu était la pesanteur. Invisible, pénétrant partout, d’un poids immense, elle écrasait Icare et Dédale. Leurs corps étaient comme du plomb. A chaque inspiration il fallait faire des efforts désespérés et chaque expiration semblait la dernière. Mais la main solide d’Icare serrait avec force le levier de commande. Et les yeux impassibles de Dédale étaient rivés sur les disques clairs des appareils.

La pesanteur augmentait. Le soleil voulait écraser ces hôtes indésirables. A bout de forces, les cœurs d’Icare et de Dédale battaient fébrilement, leur bouche était emplie d’un sang lourd comme du mercure. Un voile troublait leur vue. Alors Icare sourit (il ne pouvait plus rire) et il arrêta le moteur, laissant sombrer librement le vaisseau sur le soleil. Et la pression disparut immédiatement. Dédale aperçut la manœuvre d’Icare sur l’écran du locateur qui était passé de l’argenté au rouge sang. Avant de perdre connaissance, il eut tout juste le temps de l’imiter. Mais à peine la pression disparue, Dédale reprit conscience et, impassible à nouveau, il examina les appareils.

La chute effrayante dans un tourbillon de feu

De seconde en seconde la vitesse de chute augmentait. A travers un tourbillon de feu, les vaisseaux se précipitaient vers le centre du soleil. Seul le feu interminable venait à leur rencontre. Des nuages de feu s’amoncelaient, un vent de feu se déchaînait et partout, au-dessus comme en-dessous d’eux, c’était le feu.Altov2.jpg

Par trois fois s’éteignit l’écran argenté d’Icare. C’était Dédale qui disait : « Il est temps de revenir. » Mais Icare se mit à rire et répondit : « Il est encore tôt. »

Les vaisseaux reprenaient leur course à travers le feu. Et dans les yeux impassibles de Dédale se reflétaient les disques clairs des appareils.

Il n’y avait plus de pesanteur mais les appareils annonçaient un autre danger. La pression augmentait, faussant vite calculs et hypothèses. Le tourbillon de feu s’accroissait en puissance. Sous le poids des vagues de feu les vaisseaux vibraient. L’attaque des vagues était de plus en plus furieuse. Et bientôt ce ne furent plus des vagues mais une muraille de feu qui s’effondrait sous la mince armature de nétrite. A nouveau s’éteignit l’écran argenté. « Il est temps de revenir », prévenait-il. Mais Icare répondit : « Il est encore tôt. » Et il avait vu juste. L’épaisse muraille de feu réduisit la vitesse des vaisseaux. Arriva un moment où ils s’immobilisèrent presque au milieu des tourbillons de feu déchaînés. La pression interdisait d’avancer, la pesanteur empêchait de retourner. 

Dédale ne détachait pas les yeux des disques clairs des appareils, car ils dévoilaient les mystères intimes de la matière. Et Icare chantait la chanson des anciens capitaines et pensait à ceux qui suivaient avec lui les routes du monde des étoiles.

Mais le soleil n’acceptait pas sa défaite et préparait son dernier coup, le plus terrible. Quelque part dans son noyau surgit un tourbillon géant. Il était semblable à une trombe marine, mais une trombe à l’échelle agrandie des millions de fois et dont la rage n’avait pas de limites. Elle s’empara des vaisseaux comme des fétus de paille, les roula, puis rejeta celui de Dédale. Et Dédale vit la trombe de feu emporter Icare dans les profondeurs du soleil. Les moteurs du vaisseau se taisaient et Icare ne répondait pas à ses appels. Alors Dédale comprit que c’était la fin et que plus rien ne sauverait Icare. Les formules sèches et précises évaluèrent la force immense de la trombe de feu et elles dirent à Dédale : « Tu es impuissant. Pars ! »

La victoire de Dédale

Et alors, pour la première fois, une flamme illumina les yeux de Dédale. Ce ne fut qu’un instant, mais tout comme une explosion elle le transfigura, car à cet instant il sentit qu’au-dessus des formules il y a la vie et qu’au-dessus de la vie il y a le fier mot d’homme. Et, tirant le levier de commande, il jeta son vaisseau dans la trombe embrasée. La flamme frappa les moteurs et le feu domestiqué par l’homme se heurta au feu indompté du soleil. Les anneaux étroits de la trombe enserrèrent le vaisseau, mais Dédale allait toujours de l’avant, rattrapant le vaisseau d’Icare.

Et la trombe se drainait, resserrant ses anneaux. La carapace de nétrite vibrait sous la tension et les aiguilles des appareils avaient dépassé de loin la ligne rouge. Mais Dédale ne voyait pas le danger. Ses yeux qui brûlaient d’un feu autrement plus terrible que celui du soleil ne se détachaient plus du locateur. Et sur l’écran argenté on voyait se rapprocher le vaisseau d’Icare. La trombe se déchaînait toujours, mais déjà l’attraction s’était emparée des vaisseaux et les avait mollement rapprochés l’un de l’autre. Le choc fut à peine perceptible et Dédale vit sur l’écran les vaisseaux réunis. A présent, pas la même puissance malveillante de la trombe ne pouvait les séparer. Un instant l’écran argenté s’éteignit et Dédale comprit qu’Icare était vivant.

Le moteur qui avait à vaincre une pesanteur double laissait entendre des plaintes lassantes. La trombe de feu tonnait, enlaçant les vaisseaux dans ses anneaux. Les aiguilles des appareils étaient comme devenues folles. Et l’armature de nétrite commença à fondre. Mais Dédale menait les vaisseaux. Son cœur, qui pour la première fois connaissait le bonheur, était plein d’allégresse.

Après avoir déchiré les anneaux de la trombe, les vaisseaux s’éloignaient. Leur course s’accélérait. Mais avec la vitesse réapparaissait la pesanteur.

Et à nouveau le corps devenait de plomb, à nouveau le cœur était inondé d’un sang lourd comme le mercure.

Au-delà du soleil

Les vaisseaux traversaient des tourbillons de feu. Les flammes étaient encore déchaînées, mais déjà l’extrémité du soleil était proche. Et les disques clairs des appareils commandaient : « En avant ! »

Le moteur hurla rageusement, imprimant un dernier élan aux navires de l’espace. Mais la pesanteur fit lâcher à Dédale le levier de commande. Il n’avait plus la force de soulever le bras, il n’avait plus la force de se traîner jusqu’aux disques clairs des appareils. Les vaisseaux suspendus sur l’abîme de feu s’immobilisèrent et le cœur de Dédale se figea d’épouvante.

Mais une volonté commanda : « En avant ! » Alors, oubliant sa peur, Dédale comprit que la main solide d’Icare s’était saisie du levier de commande.

Arriva un jour où les hommes de la Terre virent les vaisseaux serrés l’un contre l’autre, s’éloigner du soleil. Se coupant mutuellement la parole, les antennes transmirent : « Rapportez-vous d’heureuses nouvelles sur la Terre ? » Déjà, en ce temps-là, les hommes accueillaient par ces paroles les vaisseaux de l’espace. La Terre en émoi attendait une réponse. Et elle parvint. Deux voix chantaient la chanson des anciens capitaines de l’espace :

      « Nous qui par la seule force de notre esprit,

      Avons planté notre étendard jusque sur le soleil

      Nous devons porter aux autres planètes

      Le message de notre petite terre. »

Arkadi et Boris Strougatski – Une interview (1979)

En attendant de pouvoir publier la suite du témoignage de Karen Simonian, poursuivons notre travail de plongée dans le passé de la SF et d’archivage de documents anciens devenus rares, avec une interview d’Arkadi et Boris Strougatski parue dans le numéro 297 (janvier 1979) de la revue Fiction, une interview publiée préalablement dans la revue polonaise Panorama. Nous n’avons pu retrouver de références plus précises. L’interview en elle-même est livrée sans mention de traducteur et est placée à la suite de la deuxième partie d’un gros dossier consacré à Stanislaw Lem par Roger Bozzetto. Les Strougatski et Lem dans le même numéro de Fiction, et pourtant les hasards du calendrier ont fait que celui-ci s’est retrouvé avec cette couverture :

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Cela ne pouvait plus mal tomber…

Le passage par le polonais, puis par le français, fait que le niveau de langue n’est pas extraordinaire. Malgré cela, nous n’avons pas touché au texte, ne nous contentant que d’en uniformiser la typographie et de supprimer quelques authentiques bévues (comme « Jules Verne » écrit systématiquement écrit « Jules Vernes »).

Il n’empêche que, si l’on fait exception du passage concernant leur méthode d’écriture, que l’on retrouve partout, les deux frères y disent bien des choses intéressantes. On notera qu’ici ils croient encore largement à l’aspect « futurologique » de la SF, aspect dont ils se démarqueront largement par la suite.

Commençons par les définitions élémentaires : selon vous, qu’est-ce que la science-fiction ?

C’est un genre littéraire où se retrouvent des éléments de l’étrange, de l’impossible ou de l’irréel. D’autre part, il est sous-tendu par une action rapide et captivante. Dans la littérature générale, la science-fiction occupe une place à part. Et ce qui est le plus important, la science-fiction n’est pas une « deuxième science », elle est libre au contraire de propager des théories nouvelles ou d’inventer de nouvelles techniques. Son rôle consiste d’abord à saisir les nouvelles tendances dans l’évolution de la science et de la technique. Si un écrivain de science-fiction invente quelque chose, c’est d’abord l’avenir, avec ses probabilité.

Un jeune lecteur de science-fiction nous a proposé un jour : « si, comme vous dites, la littérature de science-fiction ne suit pas les conventions de la littérature générale, limitée par les bornes de la réalité, alors, qu’est-ce qui vous empêche d’écrire un roman de deux ou trois mille pages ? »

On devine, dans cette question, le désir un peu naïf d’avoir une oeuvre tout à la fois passionnante et infiniment longue. Ce jeune garçon croit que, si l’auteur de SF est, par excellence, libéré des règles du réalisme, il peut aisément « sévir » dans le Cosmos et les galaxies et, puisque l’imagination n’a pas de bornes, alors son oeuvre peut se poursuivre indéfiniment. Mais bien au contraire, dans ce domaine, les choses se présentent différemment.

Quelles sont donc les règles et les interdits qu’impose la SF ?

C’est une question que les écrivains et les critiques tentent de résoudre depuis près de vingt ans. A notre avis, tout ce qui est indispensable à la littérature réaliste (vraisemblance d’images et de sujets, pensées raisonnables, langage clair et subtil), tout cela est également nécessaire à la SF. Du même coup, tout ce qui nuit au réalisme (schématisme, idées maladroites, personnages stéréotypés) est également nuisible à la SF.

La règle pour un écrivain réaliste est : n’écris que ce que tu connais bien. La même règle s’applique à la science-fiction, en ajoutant toutefois : … ou bien ce que personne ne connaît.

Nous ne traitons pas la science-fiction comme une sous-littérature, bien que ce genre, certes, possède une spécificité. Dans un sens, cette spécificité est apparentée au genre historique qui traite des choses qui étaient ou pourraient être ou pourraient avoir lieu dans des conditions, bien sûr, historiques et sociales connues. Le roman de science-fiction parle aussi de choses qui pourraient avoir lieu, mais dans le cadre d’hypothèses ou de prédictions. Pour ces deux genres, le « degré de convention » est assez élevé. Cela est dû, tout d’abord, à un manque d’information indispensable et, ensuite, à la nécessité d’approcher les événements décrits en fonction de la mentalité du lecteur d’aujourd’hui, de sa vie réelle et de ses points de vue.

Néanmoins, le héros n’en est pas simplifié pour autant. S’il n’est pas armé d’une épée ou d’un pistolet, il dispose des dernières découvertes de la science et de la technique. Et cela autorise l’auteur à donner libre cours à la prédiction futurologique. La science-fiction représente donc l’Art de l’Imagination. Il faut lui consacrer davantage d’attention, si l’on pense, par exemple, à Jules Verne qui a inventé le sous-marin bien plus tôt que ne l’ont fait les ingénieurs. Il y a quelques temps, nos sociologues ont étudié les milieux scientifiques de Tcheliabinsk et Sverdlosk. Tous les ingénieurs, savants et inventeurs ont répondu qu’ils aimaient beaucoup la science-fiction et en lisaient systématiquement.

Comment expliquez-vous la popularité de la littérature de science-fiction ?

C’est la grande variété des thèmes qui en est la cause. Chez Jules Verne, ce sont les inventions qui surprennent, chez H. G. Wells, les structures sociales originales, chez Stanislas Lem, la philosophie. Mais il existe une science-fiction satirique, ou humoristique… La SF contente et satisfait les lecteurs de niveaux intellectuels très divers. C’est pourquoi elle est à présent autant lue et appréciée. Et si l’on se réfère aux enquêtes sociologiques mentionnées tout à l’heure, on en découvre aussi l’utilité. Par exemple, le constructeur général de la cosmonautique russe, l’académicien Sergueï Koroliov [Korolev], avait, dans ses archives privées, des extraits, recopiés par lui-même, de notre roman La Planète des nuages pourpres [Le Pays des nuages pourpres].

Quels sont vos projets ?

Actuellement, ceux-ci sont très liés avec le cinéma. Simultanément, trois compagnies de films tournent nos oeuvres. Les studios M. Gorki à Moscou adaptent Il est difficile d’être un dieu ; en Estonie est en tournage L’Hôtel : A l’alpiniste perdu [L’Auberge de l’alpiniste mort] ; enfin Mosfilm vient de commencer Pique-nique sur le bas-côté [Stalker].

On nous demande souvent comment nous faisons pour écrire en tandem. Il est difficile de répondre dans la mesure où nous n’imaginons pas de travailler en solitaires. Nous écrivons ensemble depuis vingt ans déjà et nous avons éprouvé toutes les variantes du travail solitaire. Mais le travail à deux s’est révélé plus productif et bien meilleur. L’un de nous est à la machine à écrire, l’autre à côté. L’un ou l’autre propose une phrase et l’usinage de celle-ci commence : tournure, rythme, remarques… Puis elle est fixée sur le papier et une autre phrase suit. C’est ainsi tous les matins. Le soir, nous discutons ensemble le plan pour le lendemain et ceux des oeuvres prochaines. Nous travaillons ainsi depuis 1960. Mais bien que nous complétions l’un et l’autre, nos tempéraments et nos professions sont différents. Arkady (l’aîné) est interprète de japonais ; Boris est astro-physicien, travaille et vit à Léningrad. Nous nous retrouvons à Bologne, petite ville à mi-chemin entre Léningrad et Moscou où habite Arkady. Quand vient le moment d’écrire, nous nous apercevons que tout est déjà composé dans nos imaginations – scènes, paysages, situations… Il ne nous reste plus qu’à écrire. Actuellement, nous rédigeons un conte sur des préoccupations contemporaines.

Quels prix littéraires vous ont le plus touchés ?

L’élection comme membres de la Société Mark Twain, mais notre plus grande satisfaction est encore de constater que l’on aime et que l’on lit nos oeuvres.

Vadim Okhotnikov – La Foudre effrayée

Le texte que nous voudrions présenter ici est de Vadim Okhotnikov (1905-1964). Un ingénieur – et de fait, cette science-fiction est souvent due à des ingénieurs – connu pour avoir sonorisé les premiers films parlants russes. Il s’agit d’un petit récit, La Foudre effrayée (Напуганная молния), texte apparaissant dans un recueil paru en 1947 (nous n’avons pas retrouvé de source antérieure, peut-être cependant existe-t-il une parution dans une revue).

Une traduction française, ou plutôt une adaptation, est parue trois ans plus tard dans le n°37 de la revue 34 (c’est son nom, du fait de son nombre de pages initial: elle deviendra plus tard Caméra 34). couv.jpg

Cette adaptation est anonyme, et est elle-même accompagnée de dessins tout aussi anonymes. Le nom de l’auteur, quant à lui, est orthographié Okhotinkov. Enfin, tous les noms propres du texte sont francisés – de façon intelligente, certes: ainsi Semenov devient Simonet, et Voronov, Corbier!

Mais peu importe, car ce qui compte est l’idée elle-même. Ou l’on verra que l’argument conjectural est vraiment très faible, il est même presque délicat de parler de science-fiction, la « fiction » se limitant à son strict minimum. On comprend mieux, après l’avoir lu, le choc que représentera auprès des lecteurs russes la parution de La Nébuleuse d’Andromède d’Ivan Efremov.

Merci en tout aux éminents bibliophiles membres du forum de la Base de Données Francophone de l’Imaginaire (BDFI pour les intimes), qui nous ont fait connaître cette traduction.

Pour lire le texte, cliquez sur les images ci-dessous:

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Arkadi Strougatski – Un personnage de science-fiction doit être bon (interview, 1981)

Au début des années 1980, les frères Strougatski font l’objet d’une sorte de réhabilitation auprès de la critique officielle, et de ce fait, leur nom réapparaît dans les revues de propagande en langues étrangères. Cette interview d’Arkadi Strougatski, que nous ne connaissions pas jusqu’à il y a quelques jours et que nous reproduisons ci-dessous, est extraite du magazine Etudes Soviétiques, du numéro de janvier 1981. Et si l’on veut bien lire entre les lignes, elle est passionnante…

Certes, on y trouve à la fin les ordinaires propos obligatoires sur la supériorité soviétique, tant sur le plan philosophique que culturel, et le passage sur la totale liberté d’expression dont auraient bénéficié les deux frères est simplement absurde. Le simple fait que ni Marx ni Lénine ne soient pas cités en est même étonnant…

Mais ce qui compte est qu’Arkadi ici puisse parler de ses difficultés avec la critique officielle. Mieux encore, le journaliste qui l’a interviewé fait directement référence à L’Escargot sur la pente, un roman pourtant interdit depuis longtemps. 

Arkadi livre aussi ses considérations sur ce que doit être la SF, sur son intérêt pour le monde actuel. 

Arkadi Strougatski

Un personnage de science-fiction doit être bon

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Portrait anonyme publié avec l’interview

Propos recueillis par Vitali Borisov et publiés dans Etudes Soviétiques, janvier 1981, p. 52-54. Traduction anonyme.

Texte reproduit avec l’autorisation de Joachim Rottensteiner, agent d’Arkadi et Boris Strougatski.

Nous n’avons pu retrouver Vitali Borisov et serions heureux s’il pouvait nous contacter.

Je ne peux pas m’empêcher de commencer notre entretien en vous posant cette question : quel sera, à votre avis, l’avenir de l’humanité ?

Vous vous êtes trompé d’adresse : mon frère et moi ne faisons pas de prévisions. Nous ne sommes pas des futurologues.

Vous ne nierez cependant pas que les auteurs de science-fiction écrivent sur l’avenir, où, d’ailleurs se situe l’action de la plupart des ouvrages que vous avez signés avec votre frère.

Cela ne signifie pas grand chose. La science-fiction, c’est de la littérature, c’est-à-dire l’analyse littéraire des problèmes de la société contemporaine. Simplement la science-fiction a ses méthodes à elle. Certes, il est des auteurs qui simulent l’avenir, mais ils ne sont pas nombreux.

Ivan Efrémov a été, sans aucun doute, l’un d’entre eux…

Sa Nébuleuse d’Andromède est la première (et la meilleure pour le moment) utopie communiste, une expérience grandiose, une puissante tentative de refléter au moyen du langage imagé les idées du communisme scientifique. C’est un modèle de l’organisation future de la société humaine. Tout ce que la littérature soviétique moderne a pu dire avec talent au sujet de ce livre, a été dit dans ce livre.

Une conséquence plus particulière, mais non moins importante pour nous de l’apparition de la Nébuleuse d’Andromède est que cette dernière a frayé le chemin dans lequel s’est engagé l’ensemble de la science-fiction soviétique. Ce roman est paru en 1957, année du lancement du premier spoutnik.

Comment avez-vous commencé à écrire ?

C’est grâce à notre père que nous nous sommes passionnés pour la science-fiction. Critique d’art, il a été commissaire de l’Armée rouge pendant la guerre civile et ensuite militaire de carrière. Quand nous étions enfants, il aimait nous raconter une histoire interminable qui – je l’ai compris plus tard – était un mélange de sujets empruntés à Wells, à Mayne Reid et à Jules Verne. Quand j’avais douze ans, mon frère et moi avons commencé à inventer nous-mêmes des histoires fantastiques. Nous les avons illustrées, assortissant chaque dessin d’une légende. Néanmoins, nos professions initiales ont été sans rapport avec la littérature. Mon frère a fait ses études à l’Université de Léningrad et a embrassé une carrière dans le domaine dans le domaine de l’astronomie stellaire. Mais il s’en est bientôt lassé (aujourd’hui encore je n’en comprends pas la raison) et a opté pour le métier d’ingénieur-programmiste. Moi j’ai fait mon service militaire puis mes études à l’Institut des langues étrangères avant de travailler dans des maisons d’éditions littéraires.

Un jour (c’était en 1956), mon frère, ma femme et moi nous promenions sur la perspective Nevski à Léningrad. Nous parlions du roman d’un auteur de science-fiction récemment paru, dans lequel il était question d’un voyage vers Vénus. Mon frère et moi rivalisâmes de critiques sur cette oeuvre. Ma femme qui en avait assez s’écria : « la critique est facile. Essayez donc d’écrire vous-mêmes… ». Nous pariâmes une bouteille de cognac. Et nous écrivîmes avec mon frère le Pays des nuages pourpres. A notre grand étonnement, le manuscrit fut accepté par une maison d’éditions et parut bientôt. Bien mieux, cette nouvelle [sic : « ce roman »] nous valut une prime.

Que notre première oeuvre eut été publiée nous fit beaucoup de plaisir. Impossible de ne pas se sentir satisfait en voyant son propre nom imprimé. Nous sommes devenus des « mordus » de la littérature et en 1964, nous en avons fait notre profession. Autrement dit, nous vivons pour l’essentiel de nos honoraires.

Comment choisissez-vous les thèmes de vos oeuvres ?

Au départ, nous avons voulu décrire des mousquetaires de l’espace qui combattent le mal. Mais ce sujet a été vite épuisé. Nous n’étions pas non plus attirés par les prévisions technologiques : la science les rejette et de plus, elles ne sont pas intéressantes. Il faut parler de personnages qui aient du caractère, des idées et des sentiments bien précis et qui soient parfaitement modernes. Il est curieux de voir se manifester ces caractères, ces idées et ces sentiments dans des situations qui ne sont pas tout à fait réelles.

Autrement dit, les personnages de vos oeuvres sont des gens d’aujourd’hui qui résolvent les problèmes de demain ?

Ou inversement. Un personnage nous vient du futur : c’est un personnage tout à fait moderne, mais si possible débarrassé des survivances du Paléolithique dans sa mentalité, qui se penche sur nos problèmes rendus plus aigus au moyen de la science-fiction. La projection sur l’avenir est un procédé et non un thème de science-fiction. Par exemple, notre dernier livre intitulé Le Scarabée dans une fourmilière [sic : Le Scarabée dans la fourmilière] évoque le problème de la responsabilité d’un membre de la société pour la société tout entière. Il s’agit des préoccupations, à l’échelle de la planète, que suscite notamment la pollution de l’environnement. C’est-à-dire que nous traitons un problème d’actualité projeté sur l’avenir.

Peu à peu nous nous sommes tournés vers le thème de la responsabilité des gens devant eux-mêmes, devant l’histoire et devant l’humanité dans la perspective de l’avenir. Par exemple, dans la nouvelle [sic : « le roman »] Les Stagiaires nous avons fait justice de l’esprit de consommation et de la mesquinerie qui obstruent la voie conduisant vers l’avenir.

Bon. Vous résolvez donc des problèmes d’actualité et vos personnages principaux sont, eux aussi, des contemporains seulement un peu idéalisés. Est-ce à dire que la fiction de vos oeuvres se limite uniquement à l’entourage irréel de l’action ?

Il est question moins de l’entourage que du personnage. Il est contemporain, mais son appartenance à l’avenir se reconnaît à ce qu’il est exempt de nos défauts. Ce doit être un homme bon. Seul un personnage positif peut être au centre d’une oeuvre de science-fiction dont l’action est liée plus ou moins à l’avenir de notre planète. Et d’ailleurs, les auteurs de science-fiction soviétique sont, pour la plupart, des hommes bons. Cela ne veut pas dire que je suis un homme idéal. Je bois, je fume, je suis marié pour la deuxième fois, je cède souvent devant les gredins. Mais mes personnages sont, sur ce plan, des gens idéaux. Ils ne tolèrent pas les péchés et ne peuvent pas vivre eux-mêmes dans le péché. J’apprécie la nouvelle [sic : « le roman »] de Vassili Choukchine L’Obier rouge, mais comme auteur de science-fiction je ne peux pas aimer son héros, cet ancien criminel de droit commun, quelque brave qu’il soit et quelle que soit l’affection que Choukchine avait pour lui. Parce que ce personnage porte l’empreinte des actes qu’il a commis auparavant.

N’est-il pas trop facile pour vos personnages, hommes idéaux de comprendre nos problèmes?

Mais est-ce qu’il a été facile pour Roumata, homme de l’avenir tombé à l’époque la plus lugubre du Moyen Age, de vivre à ce moment-là, de voir et de résoudre ses problèmes ? Il est difficile d’être un dieu – c’est le titre de notre roman dont le personnage principal Roumata se trouve dans une situation difficile précisément parce que par rapport au Moyen Age, il est un homme idéal, un homme-dieu. Il agit au nom de l’avenir, mais il doit se heurter à ce qui est contraire à son naturel sans péché. Pour l’avenir, il est un homme ordinaire, mais pour le passé il est un dieu et cela lui pose des problèmes.

A mon avis, les livres des Strougatski peuvent être divisés en deux catégories. Ceux de la première catégorie sont des oeuvres philosophiques difficiles, telles que L’Escargot sur un versant [sic : L’Escargot sur la pente] ou Un Pique-nique en bordure d’une route [sic : Stalker. Pique-nique au bord du chemin]. Les autres sont des oeuvres captivantes, gaies, satiriques. L’exemple le plus éclatant de ces dernières est le conte intitulé Lundi commence samedi [sic : Le Lundi commence le samedi] avec pour personnages des scientifiques bien réels et l’esprit malin.

En ce qui concerne le caractère aventureux de certaines de nos oeuvres, je dirai que nous voulons nous divertir un peu et divertir nos lecteurs. C’est identique pour Lundi… Beaucoup y ont vu de la satire. C’est que la science-fiction, comme tout autre genre littéraire, considère les choses d’un oeil critique.

Nos oeuvres « philosophiques », selon votre mot, nous valent souvent la désapprobation des critiques et des lecteurs. Or il faut les lire plusieurs fois : d’abord suivre le sujet, ensuite l’idée, etc. Nous écrivons comme nous pouvons. Et ce qui nous réjouit, c’est que, malgré tous les défauts de nos oeuvres, nous avons une audience.

Vous avez beaucoup de lecteurs. Peut-être parce que toutes vos oeuvres philosophiques sont, elles aussi, captivantes.

Un sujet captivant est une chose très importante, surtout pour un livre qui véhicule des idées philosophiques. Plus ces idées sont importantes, plus le sujet doit être captivant.

L’histoire de la littérature connaît de nombreux exemples de collaborations d’écrivains. On se demande toujours comment on peut écrire à deux. D’autant plus que vous et votre frère habitez des villes différentes : vous à Moscou, et lui à Léningrad.

Notre façon de procéder est très simple. Nous concevons un sujet. Nous réfléchissons entre douze et dix-huit mois, nous nous téléphonons, discutons ce sujet pendant nos rencontres. Ensuite Boris prend l’avion pour Moscou, vient chez moi et s’installe dans le fauteuil où vous êtes assis en ce moment. Des cigarettes, un cendrier, beaucoup de papier. Moi, je tape à la machine (mon frère tape mal). Nous discutons chaque phrase. Nous rédigeons ainsi 4 ou 5 pages par jour. Au début nous ne connaissons pas encore le dénouement. Nous réécrivons rarement. C’est peut-être pour se faire valoir que certains écrivains parlent de souffrances de la création.

Nous aussi, nous aimons nous faire valoir. C’est pourquoi nous prétendons écrire nos livres à la station Bologoié qui se trouve à mi-chemin entre Moscou et Léningrad.

D’où surgissent les idées, les faits dont vous tirez la matière de vos livres ?

De la vie, de nos conversations avec nos amis, des livres. Cela nous suffit amplement.

Y a-t-il un frein au développement de la science-fiction soviétique ?

Oui, malheureusement. Nous n’avons pas encore de périodique qui publierait régulièrement les oeuvres de science-fiction. Il n’y a pas non plus de maison d’éditions qui se spécialiserait dans la science-fiction. Cela endigue le flot de manuscrits que produisent nos écrivains.

Peut-être est-ce mieux ainsi ? On ne choisit que des oeuvres de valeur…

En Union Soviétique, on compte actuellement quelque deux cents écrivains de science-fiction de la troisième génération, à compte d’Efrémov, qui oeuvrent à un bon niveau littéraire. En tout cas, ils écrivent bien mieux que mon frère et moi au début de notre carrière. Mais notre premier manuscrit a été publié d’emblée. Certes, tous ces écrivains n’ont pas la même valeur. Mais il y a des dizaines de noms qui pourraient orner n’importe quelle littérature. Citons feu I. Varchavski, A. Gromova, V. Savtchenko, K. Boulytchev, Koloupaev, Toupiitsyne, G. Prachkévitch, G. Altov, E. Voiskounski [sic : « Voïkounski »]… Cette liste pourrait être allongée. Soit dit en passant, en Occident les écrivains de science-fiction de grande classe ne sont pas très nombreux. Je peux citer quelques noms seulement : Ursula Le Guin, Kurt Vonnegut, Ray Bradbury, Stanislaw Lem, Kobo Abe, Theodore Sturgeon et deux ou trois autres.

Mais les oeuvres de science-fiction y « coulent à flots »…

Sur les guerres spatiales et les monstres ? Ce n’est pas de la science-fiction. C’est une attraction, la transposition dans l’espace ou dans l’avenir des horreurs d’aujourd’hui, des guerres (c’est le plus triste) et des autres absurdités. La science-fiction, comme tout autre phénomène culturel, doit refléter une volonté de paix, de bonheur et de perfection de l’humanité. C’est pourquoi je n’apprécie pas la science-fiction occidentale dans son ensemble. A mon avis, le niveau moyen de la science-fiction soviétique est plus élevé que celui de la science-fiction occidentale.

C’est-à-dire que sans vous considérer comme futurologue, c’est précisément dans la manière d’interpréter l’avenir que vous divergez avec la plupart des écrivains de science-fiction occidentaux ?

C’est naturel. Je suis le fils de mon père, de mon temps, de mon peuple. Je n’ai jamais douté de la justesse des idées communistes, bien que je ne sois pas membre du parti. Je les ai faites miennes dès mon enfance. Plus tard, pendant mes études et après, j’ai fait connaissance avec d’autres systèmes philosophiques. Aucun d’eux ne me satisfait autant que le communisme.

Par ailleurs je me fonde sur ma propre conception du monde. Dans notre société, malgré ses nombreux défauts, je vois des forces saines et sacrées, si vous voulez, qui font de l’homme un Homme avec une majuscule. Ne pas travailler est chose indécente chez nous. Or le communisme donne du travail à tous les cerveaux et à toutes les mains. Je ne le vois pas comme une vie en rose, ni comme un optimisme béat. Il y aura toujours des problèmes que l’homme devra résoudre.

Ces problèmes se profilent déjà à notre horizon ?

Certainement. En voici un. Une révolution doit se produire dans la pédagogie avant que nous n’apprenions à éduquer les hommes de l’avenir pour lesquels l’altruisme sera le trait de caractère dominant. C’est que le communisme suppose la compréhension de la valeur de n’importe quel homme…

Avez-vous la possibilité d’écrire sur n’importe quel thème ?

Je comprends le pourquoi de cette question. Eh bien si l’on prétend que les écrivains soviétiques écrivent ce qu’on leur ordonne ou ce qu’on leur commande d’écrire, c’est parfaitement absurde. Mon frère et moi n’écrivons que ce que nous voulons écrire.

Néanmoins, les critiques littéraires se montrent souvent négatifs à l’égard des oeuvres des Strougatski…

Voyez-vous, si l’on veut s’aligner sur les critiques mieux vaut écrire des oeuvres réalistes. Les écrivains de science-fiction ont des problèmes sur ce plan. Ce sont le style et la difficulté de nos nouvelles [sic : « romans »] qui sont le plus souvent critiqués. A la différence de certains critiques, j’aime de nombreux écrivains dont le style est opposé au mien, c’est-à-dire des écrivains réalistes. J’apprécie beaucoup Daniil Granine, Fédor Abramov, Boulat Okoudjava… Mais pour moi, le point de vue du Dieu Domestiqué [sic : sans doute le domovoï, l’esprit du foyer] (qui n’existe pas d’ailleurs) sur la vie a plus d’intérêt que le point de vue d’un simple locataire de la maison. J’écris donc sur ce qui m’intéresse.

Kir Boulytchev – Entretien (1986)

Dans un petit mois maintenant sortira chez Rivière Blanche La Robe Blanche de Cendrillon, recueil de deux aventures du docteur Pavlych dues à la plume de Kir Boulytchev. Hélas, pour accompagner ce petit événement, il était difficile d’interviewer l’auteur, décédé en 2003. C’est pourquoi nous avons choisi d’exhumer un entretien qu’il a donné en 1986 et qui fut alors publié en français. Dans le texte qui suit, où l’auteur s’exprime sur sa conception de la science-fiction, du cinéma et des oeuvres pour la jeunesse, nous avons pris soin de normaliser les translittération.

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Kir Boulytchev acteur dans Les Taches de vin, moyen métrage de Leonid Horowitz (1986)

 

Merci à Jeam Tag pour la capture d’écran

Entretien avec Kir Boulytchev

Propos recueillis par Alexandre Fiodorov, publiés in Lettres Soviétiques n°336, 1986, p. 145-148. Traduction anonyme.

Comment êtes-vous devenu Kir Boulytchev ?

Quand j’ai écrit mon premier récit de science-fiction, je n’ai pas osé le publier sous mon propre nom : je craignais les moqueries de mes collègues ; or j’étais collaborateur scientifique, quoiqu’adjoint, d’un institut réputé et j’avais des confrères très sérieux… Je décidai alors de recourir à un pseudonyme et, comme je n’avais pas beaucoup de temps pour y réfléchir – le récit était déjà sous presse –, je fis une chose très simple : je tirai un prénom masculin de celui de ma femme (elle se prénomme Kira) et j’empruntai le nom de jeune fille de ma mère. C’est ainsi que je devins Kir Boulytchev. Certains rédacteurs trouvèrent le prénom Kir étrange, et le transformèrent en Kirill, ce contre quoi je me suis dressé, parfois sans succès.

Kir Boulytchv naquit, en tant qu’auteur du récit Quand les dinosaures ont-ils dépéri ?, en 1966. Et voici comment cela s’est fait : un jour, j’allai à la revue Vokroug Sveta (Autour du monde) qui publiait le récit d’un voyage que j’avais effectué en Birmanie et je jetai un coup d’oeil dans la salle de rédaction d’Iskatel (Le Découvreur), le supplément de science-fiction et d’aventures à Vokroug Sveta. Et là, voilà ce qui s’est produit : l’illustrateur de la revue avait dessiné la couverture du prochain numéro d’après le sujet d’un récit et on avait déjà envoyé ce dessin à l’imprimerie qui l’avait tiré (dans votre revue, cela doit sans doute se passer de la même façon : les illustrations et la couverture sont mises sous presse beaucoup plus tôt que les textes), mais, pour une raison inconnue, il fut décidé de ne pas éditer ce récit. Que faire : dessiner une autre couverture, au risque de retarder la parution d’Iskatel ? Je décidai alors de tenter de sortir la revue de ce mauvais pas en écrivant un récit en accord avec la couverture toute prête. Sitôt dit, sitôt fait, le récit fut publié. Et parallèlement, parut un autre récit, dans le recueil Mir Prikloutchenié (Le Monde des aventures). Il fut également signé Kir Boulytchev.

Depuis, Kir Boulytchev écrit de la littérature d’anticipation, dans les genres les plus divers : de la science-fiction proprement dite, féérique, lyrique, satirique, pour les adultes et pour les enfants. Quel est le genre du fantastique qui vous attire le plus personnellement ?

Savez-vous, je n’aime pas le terme « science-fiction ». Le fantastique est un genre littéraire. Mais quand on parle de « science-fiction », de « littérature du rêve scientifique », etc., on lui prête les fonctions d’une science prospective, de la futurologie, mais c’est là un travail de spécialiste, pas d’écrivain. Il fut un temps où on aimait beaucoup, chez nous, se livrer à des calculs du genre de : combien de découvertes scientifiques ou techniques ont été faites par Jules Verne ? Que signifie « ont été faites » ? En tant que représentant fort instruit de son époque, au courant des progrès de la science et de la technique, il en voyait clairement les tendances de développement. La force de Jules Verne n’était pas dans la description qu’il donne des détails techniques du fonctionnement du « Nautilus » ou de l’aéronef « Albatros », mais dans ses personnages, le capitaine Nemo et Robur le Conquérant. Ou encore on prétend qu’Alexeï Tolstoï a pressenti dans son Hyperboloïde de l’ingénieur Garine la découverte du laser. Toutefois, ce n’est pas cela l’important ! Même avant lui, on a beaucoup écrit sur les « rayons de la mort ». Tolstoï s’en sert comme d’un procédé, comme d’une image, et ce ne sont pas les côtés techniques qui intéressent les lecteurs de L’Hyperboloïde, mais les hommes et leurs actes. Rappelez-vous l’écrivain français Robida qui a fait tant de descriptions des nouveautés techniques de toutes sortes que l’homme de l’avenir verrait. En décrivant ces détails, il n’a pas su les prévoir, et tous ils nous paraissent aujourd’hui être des anachronismes de la plus pure espèce. Quant à ses livres, ce n’est pas de la vraie littérature.

Je ne puis pas préciser vers quel genre du fantastique je suis le plus attiré. Le hasard a voulu que j’écrive beaucoup pour les enfants. Le fait est qu’il y a là une espèce de « niche écologique », et l’on peut être plus facilement publié et édité.

Pour revenir à la question sur la place et le rôle de la littérature d’anticipation, je ne puis m’abstenir de répéter une chose que j’ai déjà écrite. Il s’agit des affinités qui existent entre le fantastique et la littérature historique. Je vois là un rapport direct. L’histoire est un domaine presque aussi peu étudié par l’écrivain que l’avenir par l’auteur des livres d’anticipation. En effet : l’histoire comporte des faits connus, des événements, des hommes célèbres, c’est ce qui « situe » une oeuvre historique dans le temps. Tous les autres détails – et pas seulement des détails – doivent être reconstitués par l’écrivain lui-même : les caractères de ses héros fictifs, les motifs de leur comportement, il doit inventer, pour compléter son récit, des événements, des rapports, des épisodes, des scènes. Et le lecteur cherche dans les meilleurs récits historiques non seulement et non pas tant le décor historique, mais des réponses aux questions les plus brûlantes de l’actualité, il se met à la place du personnage du roman historique. Il en est de même dans une oeuvre d’anticipation : on l’écrit non seulement et non pas tant pour montrer quel peut être l’avenir, l’essentiel est d’amener vos contemporains à réfléchir à ce qu’ils sont et à ce qu’ils pourraient être dans telles ou telles conditions.

Du moment que vous avez vous-même mentionné vos deux « personnes », je ne puis m’empêcher de noter que vous avez encore une troisième personne : celle de cinéaste. Vous êtes le premier écrivain de science-fiction lauréat du Prix d’Etat de l’URSS, et cela à deux égards, pour le scénario de la dilogie cinématographique A travers les ronces jusqu’aux étoiles et pour le scénario du dessin animé Le Mystère de la troisième planète. Qu’est-ce qui vous a conduit au cinéma ?

Il serait plus correct de dire que ce n’est pas moi qui ai été conduit au cinéma, mais le cinéma qui est venu me chercher. En son temps, Richard Viktorov, malheureusement aujourd’hui décédé, un de nos rares réalisateurs de science-fiction, m’a demandé de collaboré avec lui. C’est lui qui a réalisé A Travers les ronces jusqu’aux étoiles. Et le réalisateur du dessin animé Roman Katchanov, qui a fait Le Mystère de la troisième planète, est aussi venu lui-même me demander ma collaboration. Après, j’ai travaillé avec d’autres réalisateurs, mais pas toujours avec succès.

En général, travailler au cinéma et à la télévision est une chose tout à fait particulière. Dans les belles-lettres, je suis l’auteur et je réponds de moi-même, de mon oeuvre. Le rédacteur ne peut m’aider à l’améliorer ou m’« aider » à la détériorer que dans une mesure très réduite. Alors qu’au cinéma le scénario a tellement de nounous dont chacune estime qu’elle sait beaucoup mieux que le « parent » ce qui manque et ce qu’il faut encore ajouter à sa « progéniture », comme elle doit être, etc. Bien qu’on estime que le scénario est le fondement du film, en réalité le maître de tout, au cinéma, c’est naturellement le réalisateur, et c’est de lui que dépend surtout quel sera le « produit final ». Le plus souvent très différent du « produit initial ». Il arrive qu’un réalisateur de talent, par exemple Gueorgui Daneliya, avec qui nous avons travaillé à faire le film Les Larmes coulaient, chamboule tout dans votre scénario… Et un réalisateur qui n’est pas doué… Travailler avec lui n’a aucun intérêt.

Et vous continuez quand même à travailler au cinéma ?

Oui, savez-vous, le cinéma est une chose très intéressante ! Celui qui a plongé ne serait-ce qu’une fois dans ce monde a du mal à lui échapper. Et puis le cinéma et la télévision disposent de grands moyens, ont un auditoire énorme, y compris un auditoire aussi perceptif que les enfants. Je ne vais pas d’ailleurs me mettre à vous ressasser des vérités banales, à vous répéter que les enfants sont notre avenir et que l’avenir dépend pour beaucoup de la façon dont nous les éduquerons. Je dirai autre chose. Les enfants ne peuvent pas se passer de contes. Rappelons-nous de notre propre enfance : qui nous racontait des contes ? Notre grand-mère, notre mère… Mais l’enfant moderne est éduqué par le téléviseur. Il est fort possible qu’il entendra le mot « espace » plus tôt que le mot « loup-garou ». Et il a besoin de contes modernes : mais pas en ce sens, naturellement, que le prince Ivan doit céder sa place à Vova le Pionnier… Et il y a là encore un élément : après la projection du téléfilm en cinq épisodes Elle est venue de l’avenir [L’Invitée du futur], la télévision a reçu des dizaines de milliers de lettres d’enfants, la plupart enthousiastes. En revanche, les adultes n’ont pas été intéressés par le film : or, un film, même s’il est pour les enfants, doit être également intéressant pour les adultes.

Je continue à travailler au cinéma. Le réalisateur Pavel Arsenov tourne, d’après un scénario de moi, le film Un Monde lilas [La Sphère pourpre ou La Boule lila]. Et dans l’association « Début », le réalisateur Vladimir Bytchkov met à l’écran un des récits du cycles Les Prodiges de Gousliar

Qu’en pensez-vous : le cinéma, la télévision et la littérature sont-ils des rivaux ou des alliés ?

Des alliés, bien entendu. En quoi peuvent-ils rivaliser ? Ce sont des types de création artistique si différents, c’est comme la baleine et l’éléphant qui vivent dans des milieux différents. Et il arrive souvent que des versions télévisées ou cinématographiques d’un livre suscitent de l’intérêt pour ce dernier.

Il me semble que le contraire se produit aussi. Des gens refusent de lire Guerre et paix ou Anna Karénine parce qu’ils ont déjà vu cela au cinéma…

Et moi je pense que des gens comme cela n’auraient pas lu Guerre et paix ou Anna Karénine même s’ils ne les avaient pas vus au cinéma. Non, à mon avis, la transposition n’empêche pas la diffusion du livre.

Vous êtes un auteur d’ouvrages scientifiques, un écrivain de science-fiction, un scénariste. Comment trouvez-vous le temps de faire tout cela et comment voisinent ou « coexistent » toutes ces activités ?..

Pour être franc, il y a déjà longtemps que je n’arrive pas à concilier tout cela. Et plus je vieillis, plus mon retard s’accroît. Je dois dire toutefois que ces occupations différentes ne se gênent pas les unes les autres. Car, en règle générale, chacun d’entre nous a plusieurs occupations, deux ou trois, voire plus. Et je ne parle pas seulement des violons d’Ingres. En tout cas, un homme normal – physiquement, psychologiquement – possède aussi une réserve pour « autre chose ». Quant à moi, je suis quelqu’un d’assez bien organisé, et le fait que je doive « aller au bureau » contribue même à mes progrès littéraires et cinématographiques.

A quoi travaillez-vous en ce moment, en tant que Kir Boulytchev ?

Le journal Pionerskaya Pravda publie mon nouveau roman Vacances dans l’espace, un oeuvre un peu hors du commun parce que je l’écris en collaboration avec les enfants, lecteurs de cette édition. Je me sers des idées, des hypothèses et des suggestions qu’ils m’envoient… Un autre roman nouveau est en cours d’impression dans la revue Vokroug Sveta… Je travaille maintenant plus lentement qu’avant, j’écris moins parce que je cherche à écrire mieux. Quand on fait de la littérature depuis presque un quart de siècle, on commence à craindre que nos Vingt ans après ne soient plus faibles que nos Trois mousquetaires. C’est une chose qu’il faut éviter à tout prix. 

Andreï Kourkov – Une petite interview (2010)

Etant donné la présence (officielle, puisque certains n’ont pas daigné se montrer dans le salon du livre) de nombreux écrivains russophones aux Etonnants Voyageurs de Saint-Malo, nous avons profité de cette opportunité pour réaliser une micro-interview d’Andreï Kourkov, un auteur que nous aimons décidément beaucoup.

Russkaya Fantastika : Nous ne savons pas si vous êtes au courant, mais en Ukraine, Oleg Ladyjenski et Dmitri Gromov ont publié un dictionnaire sur les auteurs fantastiques ukrainiens, et vous êtes au sommaire. Est-ce une étiquette que vous acceptez ?

Andreï Kourkov : Je n’ai jamais dit que j’écris des choses fantastiques, mais je dis toujours qu’il n’y a pas de science-fiction dans mes livres. Mais il y a un certain réalisme magique ou du surréalisme.

RF : Pourtant dans la fin de Laitier de nuit, on s’oriente clairement vers une sorte de pseudo-utopie sociale, un motif qu’on retrouve très fréquemment en science-fiction. D’ailleurs le postulat que vous développez est finalement assez proche de celui du roman de Marina et Sergueï Diatchenko, La Caverne.

AK : Je n’ai pas lu les livres des Diatchenko. Ils écrivent de la fantasy, et je ne suis pas lecteur de fantasy. Par contre, j’ai déjà écrit des romans utopiques, qui ne sont pas traduits en France, tout en étant connus en Russie. Il s’agit de Le Monde de Bickford (Бикфордов мир – 1993) et La Géographie d’un coup de feu (География одиночного выстрела – 2003).

RF : Y a-t-il une chance que pour cela paraisse en français un jour ?

AK : Je ne sais pas car ils sont un peu compliqués, et ce sont de grands romans : La Géographie… a trois volumes. Peut-être un jour, je ne sais pas…

RF : Quels sont les vrais personnages de vos romans : les héros ou la société ?

AK : Les deux. Et la ville de Kiev. Dans mes premiers romans comme Le Pingouin et Les Pingouins n’ont jamais froid, c’est plutôt la société. Mais à partir de peut-être Le Caméléon, les héros sont alors plus actifs que la ville. D’abord parce que lors de la chute de l’Union Soviétique, la ville était plus active que les gens. Les gens restaient passifs et se cachaient. Ils étaient en fait chassés par la société, par la vie sociale. Et à partir de 1997, quand j’écrivais Le Caméléon, les gens essayaient de devenir plus actifs, un peu plus dynamiques.

RF : Il y a dans Laitier de nuit énormément d’éléments politiques. Pour vous, quel est l’avenir de l’Ukraine, vu ce qui s’y passe actuellement ?

AK : Ce qui se passe en ce moment n’a rien à faire avec l’Ukraine de l’avenir.

RF : La classe politique actuelle dans son ensemble ne vous satisfait pas ?

AK : Ca n’est pas une élite, ça n’est pas la même classe. C’est sont des gens qui viennent du monde de l’économie. Des gens qui étaient hommes d’affaire ou fonctionnaires et qui entrent au gouvernement car cela leur confère une immunité contre les affaires criminelles. Ils ne peuvent pas être jugés. Ca n’est pas la classe politique de demain.

Boris Strougatski – Une interview (2008)

A 74 ans, Boris Strougatski pourrait se permettre de regarder derrière lui avec sérénité. Mais il n’en est rien. Toujours préoccupé par le devenir des hommes en général et de son pays en particulier, il nous livre ici, pour la première fois en français et avec une liberté de ton impensable en Russie, ses impressions. C’est l’occasion aussi de revenir sur certaines contrevérités qui ont longtemps circulé, faute d’informations fiables.

Viktoriya et Patrice Lajoye.

Propos recueillis par courriel entre le 20 décembre 2006 et le 2 février 2007. Première publication dans Lunatique, 2008.

Comment allez-vous (1) ?

Ca va, merci. Mon état est satisfaisant.

Depuis 1991, vous avez publié deux romans sous le pseudonyme de S. Vititsky. Pour quelle raison ?

Il y a longtemps, quand mon frère était vivant et que nous étions tous en bonne santé, Arkadi Natanovitch et moi étions tombés d’accord sur le fait que si l’un d’entre nous devait écrire quelque chose de sérieux (pas un article, ni une critique ou une traduction, mais, disons, un roman en solo), cela devait être publié sous pseudonyme. Lorsqu’Arkadi était encore vivant, il a respecté cet accord à plusieurs reprises, et maintenant mon tour est arrivé.

Quelle est la part de l’autobiographie dans ces deux oeuvres ?

Dans ces deux romans, la part autobiographique est assez importante. C’est le cas notamment dans Recherche…, où les évènements du début et de la fin sont tirés de la réalité, et n’ont été rendus fictifs que pour les besoins du sujet.

Doivent-elles être vues comme une critique des temps modernes ?

La « critique » est un point de vue peu intéressant pour moi. J’écris simplement ce que je pense et ce que je vois autour de moi.

Comment se passe le processus d’écriture, pour vous, maintenant. Est-ce quelque chose de facile ?

Il est extrêmement difficile d’écrire en solo. C’est sans doute pour ça que j’écris si peu. D’ailleurs la vieillesse et les maladies sont aussi de bien mauvaises aides.

L’univers du Midi apparaît dans plusieurs de vos romans. En avez-vous dressé une chronologie ou un cadre précis, ou bien vous laissiez-vous aller au gré de votre inspiration ?

L’univers du Midi – l’Univers-dans-lequel-nous-voudrions-vivre – est apparu pour la première fois dans le roman Le Retour (Midi, XXIIe siècle) au début des années 1960. Par la suite nous avons utilisé cet univers comme cadre, décors, comme arrière plan des évènements racontés dans d’autres romans et nouvelles (L’Arc-en-Ciel lointain, L’Île habitée, Le Petit, etc.). Toutefois, nous ne suivions pas spécialement de chronologie des évènements et maintenant, des chercheurs travaillant sur notre oeuvre sont obligés de faire appel à différentes astuces pour que les liens entre les romans du cycle ne soient rompus brutalement.

Vous avez participé à l’écriture de scénario de films. On pense bien sûr à Stalker, mondialement connu, mais il y a aussi, entre autres Pisma mertvogo Tcheloveka (2) et Dni zatmeniya (3). Est-ce une expérience qui vous tente encore ?

Non, je ne voudrais pas. C’est un travail ingrat et peu attirant.

Est-il vrai que vous avez déclaré que vous considérez que le scénario de Stalker n’est pas de vous mais d’Andreï Tarkovski seul (4)?

Nous ne déclarions rien de pareil. Le scénario de Stalker était écris notamment par nous, mais sous le contrôle vigilant de Tarkovski. Il donnait des objectifs de création, et nous, dans la mesure de nos forces et de notre imagination, nous essayions de les atteindre. Au total, neuf variantes ont été écrites, jusqu’à ce que Tarkovski dise enfin : « c’est tout, c’est ce qu’il me faut ».

Vos relations avec lui ont-elles été difficiles ?

En fait non. Il était parfois difficile à comprendre : il pensait avec des images, et pas avec des mots. Mais au bout du compte nous réussissions toujours à trouver une solution admissible tant par lui que par nous.

L’allemand Peter Fleischmann a aussi porté à l’écran l’un de vos romans les plus célèbres, Il est difficile d’être un dieu. Y avez-vous collaboré ?

Au début, oui. Nous étions des adversaires fervents de l’idée que ce film soit tourné par un cinéaste étranger. Nous voulions que ce soit Alexeï Guerman (5) ou au minimum un autre cinéaste de nos compatriotes. Cependant, les directeurs du cinéma d’autrefois avaient d’autres projets, et on nous a assez catégoriquement évincés du processus de travail. Nous n’avons pas beaucoup réagi à cela. Nous avons vu le scénario, nous avons discuté avec Fleischmann et nous avons compris que cette entreprise ne donnerait rien de bon.

Que pensez-vous de l’adaptation récente de Gadkie lebedi (6) par Konstantin Lopouchanski ?

Je ne l’ai pas encore vue, mais je sais que Lopouchanski est un cinéaste sérieux.

Comment se passe votre collaboration avec Polden, XXI vek (7), la revue qui porte en sous-titre votre nom ?

Midi, XXIe siècle est la seule revue « consistante » de fiction en Russie. Elle est publiée depuis 2002. Son but principal est en premier lieu la promotion de jeunes auteurs écrivant des récits et nouvelles de fiction en russe. Dans ce cas, le mot « fiction » est compris au sens large : de Jules Verne à Franz Kafka. La revue paraît tous les deux mois. Elle est sponsorisée par une revue célèbre, Autour du monde. Mais maintenant, nous nous préparons à passer à un régime mensuel, en gardant les mêmes buts et tâches.

Depuis 1974, vous avez animé un séminaire annuel de formation des jeunes écrivains de Science Fiction à Saint-Pétersbourg. Quel en a été le résultat ? Y a-t-il des écrivains russes actuels que vous pouvez considérer comme vos « disciples » ou vos successeurs ?

Je ne prends pas sur moi de nommer des « successeurs » ou « disciples », mais en effet, beaucoup d’écrivains intéressants qui sont maintenant renommés en Russie sont passés par ce séminaire : Vyatcheslav Rybakov, Mikhaïl Veller, Izmaïlov, Stoliarov, Chtchegolev [Schegolev], Galkina. La liste est longue.

D’une manière générale, que pensez-vous de la littérature russe contemporaine ?

Cette littérature a éprouvé le choc de la liberté, tombée sur elle avec la marchandisation. Mais après tout cela, les temps de l’autoritarisme reviennent, et il est probable que la boucle soit bouclée : la censure, les étaux idéologiques, la dissidence… « Comme c’est triste, mesdemoiselles » (7) !

Et de la Russie actuelle ?

Si les partisans de Poutine gagnent, la Russie sera comme en 1913, avec l’ajout des réalités du 21e siècle. Si ce sont les nationalistes qui prennent le dessus… je ne veux même pas penser à cette suggestion, qui est pourtant tout à fait possible !

En Occident, dans les années 1970 et 1980, on vous a souvent présenté, vous et votre frère, comme des dissidents de l’intérieur, à l’opposé d’autres, comme Soljenitsyne, qui ont été contraints à l’exil. Pourtant, dans un numéro de la revue Lettres Soviétiques, votre frère a été amené à dire que c’était faux (8). Qu’en était-il exactement?

Cela aurait été étonnant s’il avait répondu que c’était VRAI. C’était en 1984. On nous aurait écorchés vifs et interdits de publication, jusqu’à la Perestroïka-même.

Pouvez-vous nous raconter comment se sont passées vos dernières années de relation avec le régime soviétique ?

Nous étions par nécessité des opposants clandestins au régime. Comme des milliers et des milliers d’autres intellectuels. Et pas seulement des intellectuels.

On a écrit en France qu’à la suite de la controverse qui vous a opposés à la critique officielle dans les années 1960, vous aviez été menacés d’exil (9). Est-ce vrai?

Non, cela n’est pas vrai. Les autorités ne nous considéraient jamais comme de « vrais » opposants. Mais des bruits se répandaient activement comme quoi nous avions l’intention de partir pour Israël, et même que nous étions déjà partis. Cela empêchait diablement nos affaires éditoriales. Même les éditeurs qui étaient biens disposés à notre égard préféraient ne pas avoir affaire avec nous: « Nous les éditerons, mais ils tourneront les talons, alors qui sera responsable? »

Pensez-vous que l’univers du Midi existera un jour ?

Cet univers est possible si seulement Homo sapiens arrive à faire quelque chose avec le singe paresseux, poilu, avide de vie facile qui se trouve en chacun de nous. Soit il le trompera, soit il l’étranglera ou le persuadera. Et alors il se métamorphosera en Homme Eduqué. Sans Homme Eduqué (pour lequel le plus grand plaisir est le libre travail de création) l’Univers du Midi n’est pas possible. Mais qui a besoin de l’Homme Eduqué aujourd’hui ? Je ne vois absolument ni classe, ni couche sociale, ni corporation, ni détenteur du pouvoir qui serait intéressé par ce phénomène social.

C’est finalement une théorie que vous énonciez déjà en 1964 dans un article (« Du présent au futur ») publié dans Voprosi Literaturi. Vous vous inspiriez à l’époque de la pensée de Konstantin Paoustovski. Mais il n’était pas question alors d’une conclusion pessimiste comme maintenant. Pensez-vous que la médiocrité a fini par gagner ?

Au début des années 1960, nous étions tous deux atteints d’optimisme excessif, et nous pensions que le principal malheur de l’humanité était soit-disant la « petite bourgeoisie » : l’absence chez une personne d’intérêt à toute la richesse de la vie réelle, l’orientation vers la vanité et l’inanité de la vie, la prospérité et en même temps une apathie révoltante envers les sommets de l’esprit et de la connaissance. Depuis ce temps, nous avons compris que la « petite bourgeoisie » non seulement « finirait par gagner », mais qu’elle avait déjà gagné, il y a longtemps, « maintenant, et à jamais et pour les siècles des siècles, amen » !
Nous avons compris aussi que ce n’était pas le plus mauvais état de l’humanité, le Règne de la Petite Bourgeoisie victorieuse. Il y a des états pire : la dictature, l’impérialisme totalitaire avec sa pression sociale. Et bien que l’humanité soit déjà passée par certains de ces états, elle n’a rien appris et elle est prête à la première occasion d’y replonger (par exemple suite à la crise de l’énergie qui arrivera au milieu de notre siècle).

Avez-vous regretté parfois votre carrière de scientifique?

Je ne l’ai pas regrettée, mais pendant longtemps je me suis occupé d’informatique en amateur, chez moi, « pour l’âme », même quand j’étais déjà devenu un écrivain professionnel. Je n’ai cessé ces exercices qu’au début des années 1980, quand il était devenu clair que j’étais définitivement en retard par rapport au niveau professionnel, et qu’il ne me restait pas assez de temps pour faire quelque chose sérieusement.

Avez-vous des projets pour les années à venir ?

Les projets sont la prérogative des jeunes et de ceux qui se portent bien. Je ne peux pas me permettre ce luxe.

Notes:
1. Boris Strougatsky a été gravement malade en octobre dernier.
2. Lettres d’un homme mort, 1986, de Konstantin Lopouchanski.
3. Les Jours de l’éclipse, 1988, de Alexandre Sokourov, adapté du roman Un Milliard d’années avant la fin du monde.
4. Voir par exemple dans l’introduction de l’édition française du scénario dans Andreï Tarkovski, Œuvres cinématographiques complètes, t. II, 2001, Paris, Exils.
5. Qui avait réellement commencé à travailler sur le film.
6. Les Vilains cygnes, 2006, d’après le roman traduit en français sous le titre Les Mutants du Brouillard.
7. Midi, 21e siècle : cette revue porte le titre de la deuxième version d’un des premiers romans des deux frères. Seule la première version est parue en français, sous le titre Les Revenants des étoiles, au Rayon Fantastique.
8. Expression devenue usuelle tirée du roman satirique d’Ilf et Petrov Les Douze chaises, écrit sous Staline (1928).
9. « ‘Un homme doit rester toujours un homme’ Entretien avec Arkadi Strougatski », par Alexandre Fiodorov, Lettres Soviétiques n°302, 1984.
10. Voir la notice sur les frères Strougatski dans Denis Guiot, J.-P. Andrevon et G.-W. Barlow (dir.), La Science Fiction, 1987, Paris, MA Editions.

Léon Tolstoï – La Prière des trois vieillards

Cela va être notre façon à nous de finir l’année, et surtout de vous souhaitez une très bonne année 2010, en mettant en ligne la traduction d’un conte fantastique de Léon Tolstoï. Tolstoï n’était pas un auteur de fantastique. Cependant, on trouve dans ses récits publiés à titre posthume une réécriture d’un conte populaire facétieux et anticlérical. Que Tolstoï se soit amusé à réécrire un conte populaire ne doit pas surprendre, puisqu’on trouve plusieurs allusions à des contes dans Guerre et Paix, notamment dans le récit de l’occupation de Moscou par les Français. Mais trêve de bavardage et place au conte.

Celui-ci a été traduit en Français en 1925, par Georges d’Ostoya et Gustave Masson, dans un petit recueil intitulé Oeuvres posthumes publié chez Bossard à Paris. Bonne lecture et bonne année !

Léon Tolstoï

La Prière des trois vieillards

(Conte populaire de la Volga)

« Or, quand vous priez, n’usez pas de vaines redites comme les païens,

car ils croient qu’ils seront exaucés en parlant beaucoup.

Ne leur ressemblez donc pas, car votre Père sait de quoi vous avez besoin

avant que vous le lui ayez demandé. »

Mathieu, VI, 7 et 8.

Le navire qui conduisait l’archevêque d’Arkhangelsk au monastère de Solovski emmenait aussi une foule de pèlerins. Le temps était beau, le vent soufflait en poupe et il n’y avait ni roulis, ni tangage.

Les pèlerins, couchés ou assis sur le pont, causaient, mangeaient ou dormaient.

L’archevêque sortit de sa cabine et se mit à marcher de long en large. Arrivé au gaillard d’avant, il vit au milieu d’un groupe un petit moujik debout qui désignait quelque chose dans le lointain. L’archevêque s’arrêta, regarda dans cette direction et ne vit rien. La mer semblait toute d’argent sous le soleil.

Le saint homme s’approcha davantage pour écouter. Le moujik, l’ayant aperçu, leva son bonnet et se tut. Les autres firent de même et saluèrent avec respect.

– Ne vous gênez pas, frères, dit le prélat ; je suis venu écouter ce que tu dis, bonhomme.

Un marchant, plus hardi que les autres, intervint.

– Le petit pêcheur nous parlait des vieillards.

– Quels vieillards ? demanda l’archevêque en s’asseyant sur une caisse, près du bastingage. Raconte donc, que j’entende. Que montrais-tu là-bas ?

– C’est ce petit îlot qui pointe, dit le moujik, indiquant quelque chose à bâbord. Les vieillards vivent sur cette île pour sauver leur âme.

– Et où est donc cet îlot ? demanda l’archevêque.

– Là-bas, veuillez suivre ma main. Vous voyez, là, le petit nuage ? Eh bien c’est un peu à gauche… Une bande tout étroite…

L’archevêque regarda, ne vit rien ; seule l’eau brillait au soleil.

– Je ne vois rien. Et quels sont ces vieillards qui vivent sur cet îlot ?

– Des hommes de Dieu, répondit le paysan. Il y a longtemps que j’entends parler d’eux et jamais je n’avais pu les voir. L’an dernier, seulement, il me fut donné de les trouver.

Et il conta comment, l’an précédent, étant allé à la pêche, il avait été jeté par la tempête sur cet îlot qu’il ne connaissait pas. Au matin, en faisant le tour, il tomba sur une petite hutte à l’entrée de laquelle il vit un vieillard ; puis deux autres apparurent. Ces vieillards lui donnèrent à manger, firent sécher ses vêtements et l’aidèrent à réparer son bateau.

– Comment sont-ils ? demanda l’archevêque.

– L’un d’eux est petit, un peu bossu, très vieux. Il peut avoir dans les cent ans. Et sa barbe blanche commence à devenir verte. Il sourit toujours et il est clair comme un ange des cieux. L’autre est un peu plus grand. Il est presque aussi vieux et porte un caftan tout déchiré. Sa barbe blanche jaunit. On voit que c’est un homme très fort, car il a retourné mon bateau si facilement que je n’eus même pas le temps de l’aider. Le troisième est grand, très grand. Sa barbe, blanche comme la neige, lui vient jusqu’aux genoux. Il a toujours les sourcils froncés et paraît sombre. Il est tout nu, sauf une natte autour de sa taille.

– Que t’ont-ils dit ?

– Ils restaient silencieux, parlant très peu entre eux et se comprenant, aurait-on dit, du regard. Comme je demandais au plus grand s’ils étaient là depuis longtemps, il se renfrogna davantage, dit des paroles inintelligibles et sembla se fâcher. Mais aussitôt, le petit vieux le saisit par la main, sourit, et le grand se tut.

Pendant que le paysan parlait ainsi le navire s’approchait de plus en plus des îles.

– Voici qu’on la voit très bien maintenant. Veuillez regarder, s’écria le marchand.

L’archevêque vit une bande noire, un îlot. Il le contempla longuement. Puis, quittant le gaillard d’avant, il alla trouver le pilote.

– Quel est donc cet îlot qu’on voit là-bas ?

– Il n’a pas de nom. Ils sont nombreux comme cela par ici.

– Est-ce vrai que trois vieillards y vivent ?

– On le dit, Votre Grandeur. Mais je n’en sais rien. Les pêcheurs prétendent les avoir vus. Mais ils parlent souvent sans réfléchir.

– Je voudrais voir ces vieillards, dit l’archevêque. Est-il possible d’aborder sur cet îlot ?

– Le navire n’y peut accoster. On pourrait prendre une chaloupe, mais il faut l’autorisation du commandant.

On fit venir le commandant.

– Je voudrais bien voir ces trois vieillards . Pouvez-vous me conduire là-bas ?

Le commandant tenta de déconseiller cette démarche.

– On peut le faire, certainement, mais nous allons perdre beaucoup de temps. Et j’ai l’honneur d’assurer à Votre Grandeur qu’ils ne valent vraiment pas la peine d’être vus. J’ai entendu dire qu’ils étaient parfaitement stupides. Ils ne comprennent rien de ce qu’on leur dit et sont muets comme des poissons.

– Je veux les voir, insista le prélat. Je paierai ce qu’il faudra.

Voyant qu’il n’avait qu’à obéir, le commandant fit changer la direction.

Assis sur une chaise qu’on venait de monter, l’archevêque fixait toujours le même point. Les pèlerins, assemblés sur le gaillard d’avant, regardaient aussi. Certains disaient voir les pierres qui parsemaient l’îlot ; d’autres, la hutte. Il y en eut même un qui prétendit apercevoir les vieillards.

On apporta la longue-vue. Le commandant, après l’avoir mise au point, la passa à l’archevêque.

– C’est vrai, dit-il. Là, sur le rivage, un peu à droit d’un grand rocher, il y a trois hommes debout.

Et le prélat vit son tour que les trois hommes étaient là, l’un très grand, le second de taille moyenne et le troisième tout petit. Se tenant par la main, ils semblaient contempler le navire.

Le commandant s’inclina vers l’archevêque.

– C’est ici que nous devons stopper, Votre Grandeur. Si vous le désirez, pendant que nous resterons à l’ancre, la chaloupe va vous conduire.

L’embarcation se dirigea vers l’île. À la distance d’un jet de pierre, les trois vieillards apparurent. Un grand, tout nu, ceinturé de nattes, un second portant un caftan tout déchiré et un petit, voûté, revêtu d’une vieille soutane.

Les rameurs s’arrêtèrent et l’archevêque descendit à terre. Les trois vieillards firent un salut profond. Il les bénit et, pendant qu’il les bénissait, ils saluèrent à nouveau.

L’archevêque parla.

– J’ai entendu dire que vous étiez ici, vieillards du bon Dieu ; que vous sauvez votre âme en priant le Christ pour les péchés des hommes. Je suis moi-même serviteur de Dieu. Aussi ai-je voulu vous voir, pour vous enseigner si vous le désirez.

Les vieillards se turent et sourirent entre eux.

– Dites-moi comme vous servez le bon Dieu, demanda le prélat.

Les deux plus grands se regardèrent, fronçant les sourcils. Quant au troisième, il dit avec un bon sourire :

– Nous ne savons pas servir Dieu. Nous nous servons nous-mêmes en cherchant notre nourriture.

– Mais comment faites-vous pour prier Dieu ?

– Très simplement, répondit le petit vieux. Nous disons : « Vous êtes trois, nous sommes trois, ayez pitié de nous ! »

Et aussitôt que le petit vieux eut prononcé ces paroles, tous trois tournèrent les yeux vers le ciel et redirent :

– Vous êtes trois, nous sommes trois, ayez pitié de nous !

L’archevêque sourit à son tour.

– Vous avez sans doute entendu parler de la Sainte Trinité, mais vous ne savez pas faire votre prière. Je vous aime beaucoup, vieillards de Dieu, et je vois que vous voulez lui plaire, mais je vois aussi que vous n’en connaissez pas le moyen. C’est pourquoi je veux vous instruire. Écoutez-moi. Cet enseignement ne vient pas de moi-même, mais des Saintes Écritures.

Le prélat apprit aux vieillards comment Dieu s’était révélé aux hommes. Il leur expliqua le mystère de la Trinité, parla de Dieu le Père, de Dieu le Fils et du Saint Esprit.

– « …Dieu le Fils descendit donc sur la terre pour sauver les hommes et leur apprendre à prier. Écoutez-moi et répétez chacune de mes paroles.

– Notre Père, … commença le prélat.

– Notre Père, … répétèrent l’un après l’autre les vieillards.

– … qui êtes aux cieux.

– … qui êtes aux cieux, …

Mais l’un d’eux se trompa, balbutia. Quant au grand tout nu, sa moustache lui fermant la bouche, il ne pouvait prononcer clairement.

Inlassablement, l’archevêque cherchait à apprendre les paroles sacrées aux trois ermites. Il s’assit sur une pierre. Tous trois l’entouraient et, regardant sa bouche, s’appliquaient à l’imiter. Ce travail dura jusqu’au soir. Le prélat redisait dix fois, vingt fois, cent fois chacune des paroles que les vieillards reprenaient en choeur. Quant ils s’embrouillaient, il les corrigeait en les obligeant à recommencer.

Il ne les abandonna que quand ils surent par coeur toutes les prières. Ce fut le moyen qui apprit le plus vite : il les avait aussitôt redites sans le secours de l’archevêque. Il récita même tout de suite et les autres après lui.

Le crépuscule descendait déjà et la lune s’élevait au-dessus de la mer quand l’archevêque quitta l’îlot pour regagner le navire. Il avait embrassé chacun des trois vieillards et leur demanda de prier chaque jour ainsi qu’il le leur avait appris.

Pendant que la chaloupe l’emportait, il entendait encore les vieilles voix chevroter les versets des prières. Il les voyait de loin, au clair de lune. Tous les trois se tenaient debout sur le rivage, le plus petit au milieu, le grand à droite et le moyen à gauche.

Quand l’esquif aborda et que le prélat eut gagné le pont, on repartit, les voiles gonflées.

Mais l’archevêque ne pouvait oublier l’îlot qui, déjà, ne s’apercevait presque plus et disparut enfin dans l’immensité qu’animait le jeu des rayons lunaires.

Tout dormait maintenant et seul l’archevêque, assis sur le gaillard d’arrière, regardait l’endroit où il avait laissé les bons vieillards. Et se rappelant leur joie d’avoir appris les saintes paroles, il remercia Dieu de l’avoir mis sur leur route.

La mer était calme Les yeux toujours fixés dans la direction où avait disparu l’îlot, le prélat crut soudain voir quelque chose de blanc courant sur la bande lumineuse que la lune posait sur les flots. Était-ce une mouette ou bien une voile ?

Il cligna des yeux pour mieux voir.

Peut-être est-ce un bateau qui suit, voiles déployées… Et le voilà qui s’approche de plus en plus.

– Mais non, ce n’est pas un bateau, ce n’est pas une voile. C’est quelque chose qui court et qui cherche à nous rattraper.

Intrigué, il s’efforçait de percer les ténèbres. Cela semblait un homme, mais comment supposer un homme marchant sur la mer ?

Et, se levant de son siège, l’archevêque s’approcha du pilote.

– Regarde donc, frère, qu’y a-t-il là-bas ?

Avant que l’autre eût pu répondre, le prélat vit les trois vieillards aux barbes si blanches qui couraient, blancs, dans la lumière lunaire.

Le pilote, terrifié, quitta la barre et cria fortement :

– Mon Dieu, ce sont les vieillards qui courent sur la mer comme sur la terre ferme !

Les pèlerins, réveillés, envahissaient peu à peu le pont et tous voyaient ce qu’avait vu l’archevêque. La main dans la main, les trois vieux arrivaient, faisant signe au navire de stopper.

On n’eut pas le temps d’arrêter que déjà ils étaient au pied de l’échelle.

– Nous avons oublié ton enseignement, crièrent-ils d’une seule voix. Tant que nous avons redit les mots, ils sont restés dans notre mémoire. Mais aussitôt que nous eûmes cessé et qu’une parole nous échappa, tout disparut. Nous ne nous rappelons rien ; recommence ta leçon.

L’archevêque fit un signe de croix et, se penchant par-dessus le bastingage, dit :

– Certes, votre humble prière a toujours été écoutée par Dieu. Ce n’est pas à moi de vous enseigner, bons vieillards. C’est à vous de prier pour nous, pauvres pécheurs !

Ce disant, il fit un salut profond.

Quant aux trois vieillards, ils se retournèrent et reprirent leur chemin sur les flots.

Et jusqu’au matin on vit, dans la direction qu’ils avaient suivie, une grande clarté sur la mer.

Andreï Platonov – La Vieille dame de fer

La première moitié du XXe siècle est une époque bénie pour la littérature russe, à défaut de l’être pour ses auteurs. Soumise aux nombreux bouleversements politiques que l’on sait, elle y répond par une grande diversité de styles et d’idées. Il n’est pas rare, du coup, que les mêmes auteurs s’illustrent tant dans la littérature générale, que dans le Fantastique ou la Science Fiction, l’important étant de faire passer des idées. Il en est ainsi de Mikhaïl Boulgakov, d’Alexei Tolstoï, mais on connait moins Andréi Platonov, mort en 1951 dans une misère totale.

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Celui-ci a pourtant écrit un roman et deux nouvelles de Science Fiction, et plusieurs oeuvres tendant au Fantastique. Brimé par la critique, quasi interdit de publication, il écrivit vers la fin de sa vies plusieurs nouvelles fantastiques ainsi que des récits vantant les exploits des partisans durant la Seconde Guerre mondiale. Les nouvelles fantastiques sont restée inédites en français, à l’exception d’une seule intégrée à un recueil d’histoires de résistantsLes Contes de ma patrie, paru dès 1945 aux éditions de La Jeune Parque (Paris).

C’est cette nouvelle que nous reprenons ici intégralement, sans en retoucher la traduction, qui est de Boris Metzel.

Note sur les droits: Andréi Platonov n’a à notre connaissance aucun héritier, son fils étant mort quelques années avant lui. Quand à Boris Metzel, nous n’avons pu retrouver sa trace. IL n’a été actif en tant que traducteur que de 1945 à 1952. S’il se trouvait avoir des ayants-droits ne souhaitant pas voir cette traduction ainsi republiée, qu’ils nous contactent.

La vieille femme de fer (Железная старуха)

Les feuilles bruissaient sur l’arbre; le vent chantait, poursuivant sa randonnée à travers le monde. Le petit Egor, assis dans l’herbe, écoutait la voix des feuilles et le doux murmure de leurs paroles.
Egor voulait savoir ce que disait le vent, de quoi il lui parlait; tournant son visage vers lui, il demanda:
– Qui es-tu? Que me racontes-tu?
Le vent fit silence, comme si à cet instant, lui-même eût écouté le garçon, puis il se remit à chuchoter, faisant bouger les feuilles, recommançant sa chanson.
– Qui es-tu? demanda à nouveau Egor, qui ne voyait personne.
Mais il n’obtint pas de réponse. Le vent était parti et les feuilles s’endormirent. Egor attendit: qu’allait-il se passer? Alors, il vit seulement que le soir tombait. La lumière jaune d’un soleil tardif éclairait le vieil arbre qui avait pris les teintes de l’automne. La vie sembla soudain ennuyeuse. Il fallait rentrer à la maison, pour dîner et dormir dans l’obscurité. Egor n’aimait pas dormir. Il aimait vivre sans interruption, afin de voir tout ce qui existait en dehors de lui. Il regrettait qu’il faille fermer les yeux, la nuit, tandis que les étoiles scintillaient au firmament, sans qu’il y soit pour quelque chose.
Il souleva de terre un scarabée, qui se rendait, à travers les herbes, vers son trou, pour y passer la nuit. Il scruta la frêle tête immobile et les bons yeux noirs, qui, de leur côté, regardaient avec Egor le monde entier.
– Qui es-tu? demanda Egor au scarabée.
L’insecte ne répondait rien. Mais Egor comprenait que le scarabée savait quelque chose que lui, Egor, ne savait pas. Seulement, il faisait semblant d’être petit; il s’était changé exprès en scarabée et se taisait. En réalité, ce n’était pas une petite bête, mais quelqu’un d’autre, on ne savait qui.
– Tu mens, s’écria Egor, en retournant l’insecte ventre en l’air, afin de deviner le secret de son existence.
Mais le scarabée se taisait toujours; de toute la force de sa colère, il remuait ses pattes rigides, disputant sa vie au petit homme et refusant de le reconnaître. Le ferme courage de l’insecte étonnait Egor, et il se mit à l’aimer. Mais ce qui l’étonnait encore plus, c’est que ce n’était pas un scarabée, mais quelqu’un de plus important et de plus intelligent.
– Tu mens! Tu n’es pas un scarabée, chuchota Egor au visage même de l’insecte, en l’observant minutieusement. Ne te dissimule pas, j’arriverai bien à savoir qui tu es. Il vaut mieux pour toi que tu consentes tout de suite à me dire la vérité.
Le scarabée détendit toutes ses pattes à la fois vers Egor. Alors Egor cessa de se disputer avec lui.
– Quand je tomberai entre tes mains, je ne te raconterai rien, moi non plus.
Et il lâcha l’insecte afin qu’il pût s’envoler et vaquer à ses affaires.
Le scarabée commença par voler, puis il se posa sur le sol et continua à pied son chemin. Et Egor s’ennuya aussitôt de l’insecte. Il comprit qu’il ne le retrouverait plus jamais, car il y avait au village une multitude d’autres petites bêtes semblables. Quant à celle-ci, elle vivrait quelque part, puis elle mourrait et oublierait leur rencontre, seul Egor se souviendrait de cet insecte mystérieux.
Une feuille morte tomba de l’arbre. Il y a quelque temps, elle avait poussé sur l’arbre, provenant de la terre; elle avait longtemps regardé le ciel et, maintenant, voici qu’elle retournait du ciel à la terre, comme si elle revenait à la maison après un long voyage. Un vermisseau grisâtre, maigre et pâle, rampa sur la feuille.
– Qui donc est celui-ci? se demanda Egor, devenant rêveur devant le vermisseau. Il n’a ni yeux, ni tête. Avec quoi pense-t-il donc?
Egor le prit donc dans sa main et l’emporta chez lui.
Le soir était déjà tombé; les lumières étaient allumées dans les isbas. Tout le monde était rentré des champs, afin de vivre ensemble, car l’obscurité enveloppait tout.
A la maison, sa mère fit souper Egor, puis elle lui dit d’aller au lit et lui rabattit une couverture par-dessus la tête, afin qu’il n’eût pas peur de dormir et qu’il n’entendit pas les bruits effrayants qui retentissent parfois, au milieu de la nuit, dans les champs, dans les bois et dans les ravins. Egor s’enfouit sous la couverture et desserra la main gauche où il tenait toujours son petit vermisseau.
– Qui es-tu? demanda  Egor en approchant la petite bête tout près de son visage.
Le vermisseau sommeillait; il restait immobile dans la main grande ouverte. Il sentait bon la rivière, la terre fraîche et l’herbe. Il était minuscule, net et inoffensif. C’était probablement un enfançon, à moins que ce ne fût un maigre petit vieillard.
– Pourquoi vis-tu? interrogea Egor. Tu te sens bien? Oui ou non?
Le vermisseau se recroquevilla dans sa paume, sentant la nuit et aspirant au repos. Mais Egor n’avait pas envie de dormir; il voulait encore vivre, jouer avec n’importe qui; il souhaitait que ce soit déjà le matin derrière la fenêtre et qu’il pût sortir du lit.
Cependant, les fermes étaient plongées dans la nuit qui seulement commençait et qui durerait encore longtemps. On ne pouvait tout entière la vivre dans le sommeil. Même si l’on s’endormait, on se réveillerait avant l’aube, en ces instants terribles où tout repose: les hommes et les herbes. Celui qui s’éveillait alors vivait solitaire au monde; personne ne le voyait ni ne se souciait de lui.
Le vermisseau était toujours dans la main d’Egor.
– Veux-tu? je serai toi, et, toi, tu seras moi, lui proposa Egor. Alors je saurai qui tu es. Quant à toi, tu seras un homme, comme moi. Tu t’en trouveras mieux.
Le vermisseau n’accepta pas. Il dormait, vraisemblablement, sans penser à ce qu’était Egor.
– J’en ai assez d’être Egor et toujours Egor, chuchota le garçon. Je voudrais aussi être quelque chose d’autre. Réveille-toi, vermisseau. Viens bavarder avec moi; pense à moi; moi, je penserai à toi…
La mère entendit son fils parler et s’approcha de lui. Elle ne dormait pas encore. Elle s’affairait toujours dans l’isba, ayant à terminer les derniers travaux qu’elle n’avait pu achever au jour.
– Pourquoi ne dors-tu pas? Qu’as-tu à chuchoter? lui dit-elle, en bordant son lit. Dors. Sinon la vieille femme de fer, qui erre la nuit dans les champs à la recherche de ceux qui ne dorment pas, t’emportera avec elle.
– Maman, comment est cette vieille? demanda Egor.
– Elle est en fer. On ne la voit pas. Elle vit dans les ténèbres. Elle effraye les hommes; elle obscurcit leurs coeurs.
– Mais, qui est-elle?
– Qui peut le savoir, mon petit? Quant à toi, dors, fit la mère. N’aie pas peur d’elle. Il est possible qu’elle ne soit personne; à moins que ce ne soit une pauvre vieille…
– Et où habite-t-elle? interrogea Egor.
– Elle passe dans les ravins, cherche les herbes, grignote des os desséchés, et lorsque quelqu’un meurt, elle s’en réjouit. Elle veut rester seule sur terre et elle vit, elle vit, attendant que tout le monde meure et qu’elle soit seule à errer, cette vieille femme de fer. Eh bien! dors à présent; elle n’entre pas dans les isbas. Je vais fermer la porte.
Le mère s’éloigna de son fils. Egor cacha le vermisseau sous son oreiller, afin qu’il y dorme au chaud et qu’il ne craigne rien.
– Maman, et toi, qui es-tu? Demanda-t-il.
Pourtant la mère ne lui répondit rien. Elle estima qu’Egor parlerait encore un peu et qu’il s’endormirait ensuite, car on voyait qu’il avait déjà sommeil.
– Et moi, qui suis-je? pensa Egor, sans pouvoir trouver de réponse. Moi aussi, je suis bien quelque chose. Il est impossible que je ne sois rien.
Le silence emplit l’isba. La mère se coucha; le père, lui, dormait depuis longtemps. Egor prêta l’oreille. De temps en temps, la haie gémissait dans la cour. C’était un érable qui, dressé contre elle, l’agitait. Egor avait remarqué que même par le temps le plus calme l’érable se balançait légèrement, comme s’il tendait on ne savait vers quoi, voulant grandir plus vite ou bien bouger et partir, tandis que la haie craquait continuellement à cause de lui, se plaignant d’être dérangée. C’était certainement ennuyeux d’être arbre et de vivre toujours au même endroit.
– Maman, appela doucement Egor, en sortant la tête d’en dessous la couverture. Qu’est-ce qu’un érable?
Mais la mère s’était déjà endormie et nul ne répondit à Egor. Il essaya de pénétrer l’obscurité. La fenêtre qui donnait sur le champ de millet reflétait la lumière trouble de la nuit, comme si derrière elle s’étalait la profondeur d’une eau immobile. Egor se souleva dans son lit, pensant à ce qui se passait maintenant dans le champ obscur et à celui qui marchait solitairement sur la route lointaine, portant au dos une besace remplie de pain. Quelqu’un, certainement, marchait sans aucune crainte, sur la route déserte. Qui était-ce?
Au loin, quelqu’un soupire lentement, puis gémit et se tut. Egor se mit devant la fenêtre; l’éclat de la terre obscure éclairait toujours les vitres, mais le son triste comme un soupir se fit à nouveau entendre. Etait-ce une charrette qui passait dans le lointain, ou bien la vieille femme de fer qui allait par le ravin, souffrant de voir les hommes vivre et naître? Elle n’aurait jamais la patience d’attendre d’être seule au monde.
– J’irai et j’apprendrai tout, décida Egor. Que se passe-t-il la nuit? qui est cette vieille?
Il mit ses culottes et sortit pieds nus.
L’érable remuait ses branches, prêt à prendre la route; les pissenlits se frottaient contre la haie et la vache ruminait dans l’étable. Personne ne dormait dans la cour.
Les étoiles lumineuses scintillaient au ciel; il y en avait tant qu’elles semblaient proches; c’est pourquoi, la nuit, sous les étoiles on n’avait pas peur, tout comme en plein jour, parmi les fleurs des champs.
Egor longea le millet, passa devant les tournesols ensommeillés et murmurants et prit la route abandonnée et solitaire, se dirigeant vers le ravin.
Le ravin était vieux; l’eau ne le creusait plus et il était envahi de hautes herbes et de broussailles. Les vieux et les vieilles y venaient chercher de l’osier et, en hiver, ils en tressaient des corbeilles, dans leurs isbas.
Lorsque Egor fut passé, les herbes et les broussailles se refermèrent derrière lui. Quand il fut au fond du ravin, il vit qu’il y faisait plus calme et plus sombre qu’en haut de la terre. Aucun brin d’herbe, aucune feuille ne remuaient ici et il se prit à trésaillir.
– Etoiles, veillez sur moi, murmura Egor, car, seul, j’ai si peur!
Mais du ravin on ne pouvait apercevoir que trois étoiles, et celles-là ne scintillaient que faiblement à une hauteur vertigineuse, comme si elles s’étaient éloignées, obscurcies par les ténèbres.
Egor caressa l’herbe, aperçut un caillou, puis secoua une touffe de pissenlit, qui ressemblait à celle de la cour familière de sa ferme. Il se débarrassa de son angoisse, car il les sentait avec lui, eux, qui vivaient ici, sans éprouver de crainte. Bientôt, il découvrit une petite caverne, creusée au flanc du ravin, d’où l’on extrayait de l’argile; il s’y blottit. A présent, l’envie de dormir l’envahissait, car il s’était fatigué à vivre et à gambader toute la journée.
« Lorsque la vieille femme de fer passera, je l’appellerai », pensa Egor se recroquevillant pour se préserver de la fraîcheur nocturne. Il ferma les yeux.
Un calme complet enveloppait la terre; tout se taisait; le voile céleste cachait les étoiles, tandis que l’herbe baissait la tête, comme si elle mourait.
Un bruit lugubre retentit dans ces terres basses, comme eût passé le soupir de regret de tous les hommes morts. Egor ouvrit aussitôt les yeux, ayant entendu dans son sommeil ce bruit si triste. Au-dessus de lui, il vit un corps sombre, grand et trouble dans la nuit noire environnante, prêt à surgir et prêt à disparaître.
– Qui es-tu? demanda Egor. Es-tu la vieille?
– Oui, la vieille, répondit-on.
– Et tu es en fer? J’ai besoin de celle qui est en fer.
– A quoi te servirai-je? demanda la vieille femme de fer.
– Je voudrais te voir. Qui es-tu? A quoi sers-tu? interrogea Egor.
– Quand tu seras sur le point de mourir, alors je te le dirai, répondit la voix de la vieille.
– Si tu me le dis, alors je consens à mourir, accepta Egor, saisissant une motte de terre glaise, afin d’en aveugler la vieille pour la vaincre.
– Viens plus près; je vais te le dire à l’oreille.
Et, pour la première fois, la vieille bougea et de nouveau retentit le bruit habituel et lugubre du fer qui grinçait ou des os desséchés qui craquaient.
– Viens vers moi, je te raconterai tout, et alors tu mourras. Sinon, toi, qui es petit, tu as encore beaucoup à vivre et je devrai longtemps attendre ta mort. Aie pitié de moi, je suis vieille.
– Mais qui es-tu donc? Dis-le-moi, demanda Egor. N’aie pas peur de moi; vois, moi, je ne te crains pas.
La vieille se pencha vers Egor, se rapprochant de lui. Le garçon se blottit dos contre terre dans sa caverne et, les yeux grands ouverts, dévisagea la vieille femme de fer qui s’inclinait vers lui. Lorsqu’elle fut tout contre lui et qu’il n’y eut plus, entre eux, qu’un peu de ténèbres, Egor se mit à crier:
– Je sais, je sais qui tu es. Je n’ai pas besoin de toi. Je te tuerai.
Et il jeta à la face de la vieille une poignée d’argile. Lui-même perdit connaissance et se serra tout contre le sol.
Mais, même évanoui, et le visage collé au sol, Egor entendit encore la voix de la vieille femme de fer:
– Tu ne me connais pas; tu ne m’as pas bien regardée. Pourtant, toute ta vie, j’attendrai ta mort et je te tourmenterai parce que tu ne me crains pas.
– Mais si, j’ai eu un peu peur; mais je m’habituerai et je cesserai de te craindre, pensa Egor en retombant dans le sommeil.
Une sensation de chaleur familière le réveilla. De grandes mains douces le portaient. Il questionna:
– Qui es-tu? Tu n’es pas la vieille?
– Et toi? Qui es-tu? lui demanda sa mère.
Egor ouvrit les yeux, puis les referma: la lumière du soleil éclairait de nouveau tout le village, ainsi que l’érable dans la cour et la terre tout entière. Egor ouvrit encore les yeux et aperçut le cou de sa mère, tout contre sa tête.
– Pourquoi t’es-tu enfui dans le ravin? demanda la mère. Nous t’avons cherché dès le petit matin. Le père est parti, très inquiet, travailler dans les champs.
Egor raconta que, dans le ravin, il avait lutté avec la vieille femme de fer, mais qu’il n’avait pas eu le temps de bien voir son visage car il lui avait jeté de la glaise à la figure.
La mère se mit à réfléchir. Puis elle posa Egor à terre et le regarda comme s’il eût été un étranger.
– Marche sur tes propres pieds, lutteur… Tu as dû rêver…
– Non, je l’ai vue, en réalité, affirma Egor. Il existe des vieilles femmes de fer.
– Après tout, c’est possible qu’il en existe, consentit la mère en emmenant son fils vers la maison.
– Mère, qui est-elle donc?
– Moi, je ne sais pas. J’en ai entendu parler. Je ne l’ai jamais vue moi-même. Les gens disent que c’est notre destinée ou notre peine qui marche. Quand tu seras grand, tu l’apprendras bien par toi-même.
– Les destinée? prononça Egor. Je ne sais pas ce que cela veut dire. Je grandirai encore un peu, puis j’attraperai la vieille femme de fer…
– Attrape-la, attrape-la, mon petit, fit la mère. En attendant, je vais t’éplucher quelques pommes de terre et je te les ferai sauter…
– Ca, je veux bien, consentit Egor. Je commence à avoir faim. Il y a des vieilles qui sont fortes. Je me suis bien fatigué à combattre contre elle.
Ils entrèrent dans l’isba. Sur le plancher, rampait le petit vermisseau qui, sortant du lit d’Egor, rentrait chez lui, dans la terre.
– Rampe, être muet, murmura Egor. Eh quoi! Qui est-il donc? Il n’a pas voulu me le dire. Plus tard, je le saurai quand même. Et je devinerai aussi qui est la vieille. Quant à moi, je deviendrai un vieil homme de fer.
Egor s’arrêta sur le seuil et se mit à réfléchir:
– Je ferai exprès d’être en fer, afin de tant effrayer la vieille femme qu’elle en mourra. Et puis, je ne resterai plus en fer. Je ne le veux pas. Je redeviendrai petit garçon auprès de ma mère.

Arkadi et Boris Strougatski – Le Robot déchaîné (1958)

Lorsque l’on est bibliophile, il arrive de tomber sur des choses intéressantes, dans des supports particulièrement inattendus. Ainsi, il y a quelques mois, notre ami Joseph Altairac nous avait signalé une nouvelle d’Arkadi et Boris Strougatski, publiée dès 1958 (les deux frères débutent leur carrière en 1956, rappelons-le), dans la revue de propagande France-URSS.

La nouvelle en question, Le Robot déchaîné, porte en fait le titre original de Réflexe spontané, titre qu’elle reprendra lors de sa nouvelle parution dans l’anthologie Le Messager du cosmos, publiée au début des années 1960 par les Editions en Langues étrangères de Moscou.

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La traduction est ici anonyme. Nous reproduisons cette nouvelle avec l’aimable accord de Joachim Rottensteiner, agent de Boris Strougatski, que nous remercions.

© Arkadi et Boris Strougatski. Reproduction soumise à autorisation.

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