Tous les articles par Patrice

Stamatis Zochios

Caïn sur la Lune. Contes et légendes étiologiques de la Grèce ancienne

ISBN: 979-10-94441-64-0

184 p.,  format 21 x 29,7 cm, 24€

La mythologie grecque antique est bien connue. En revanche, les légendes grecques modernes sont singulièrement ignorées du grand public francophone. Et pourtant, depuis le XIXe siècle, de nombreuses enquêtes de terrain ont eu lieu, permettant la collecte d’une multitude de récits. Ce sont ici plus de cent cinquante légendes qui sont traduites en français et racontent la genèse des animaux, des plantes, mais aussi des montagnes, des lacs, des créatures féériques et des êtres humains.

Docteur de l’université de Grenoble, auteur d’une thèse sur le mythe du cauchemar, Stamatis Zochios est actuellement enseignant au sein du Département de langue et littérature russe et d’études slaves de l’université d’Athènes.

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Nadejda Teffi

Vourdalak et autres nouvelles fantastiques

ISBN: 9791094441619 – 186 p. – 20€

Comme il est étrange, le tout jeune fils du pope Savéli. À dix-huit mois, il mange beaucoup, mais ne grossit pas. Qu’est-il donc ?

Et Kornelia, la femme de chambre, qu’a-t-elle donc à peigner sans cesse ses cheveux tout en fredonnant une chanson polonaise ?

Et Mochka, le vieux menuisier ? Est-on tout à fait sûr qu’il soit bien vivant ? On dit qu’il a été enlevé par le diable…

Poétesse et autrice de contes satiriques célèbre avant la Révolution d’Octobre, Nadejda Teffi s’est exilée en 1920 à Paris, où elle a édité, quelques années plus tard, un recueil de contes fantastiques originaux.

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Sémène Zemlak

L’Impur

ISBN: 979-10-94441-60-2

234 p., 20 €

En Ukraine occidentale, sous l’Empire russe, on se marie pour le meilleur et pour le pire, comme partout. Et si par malheur, l’amour n’est pas partagé, c’est que l’Impur s’en est mêlé. Ainsi, Oxana a épousé un jeune paysan aisé. Mais elle ne l’aime pas.
Or dans cette société encore traditionnelle, personne ne dispose librement de sa vie.

Sémène Zemlak est le pseudonyme d’une polonaise originaire de Galicie, exilée en France, et qui a passé le reste de sa vie à écrire sur son pays natal: l’Ukraine.

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Sergii Paltsun

Né en 1961 et résidant depuis toujours à Kiev, Sergii Paltsun est enseignant à l’Institut polytechnique de cette ville. Passionné de littérature depuis son enfance, il a publié sa première nouvelle en 1981. En a depuis écrit de très nombreuses, en ukrainien comme en russe, certaines bénéficiant d’une publication dans les deux langues.

Sergii est aussi un des piliers du fandom ukrainien : il a participé à ce titre à l’organisation de nombreux festivals ainsi que de conventions.

Ses livres:

Anticipateur, dans Nous sommes vivants!

Mykhaïlo Nazarenko

Né à Kiev en 1977, Mykhaïlo Nazarenko a suivi une formation littéraire et est maintenant professeur associé de philologie russe à l’Institut de philologie de l’Université nationale de Kiev. Critique littéraire, il est passionné par les littératures de l’imaginaire et a publié un essai sur Marina et Sergueï Diatchenko, ainsi que de nombreux articles, seul ou en compagnie de Tatiana Kokhanovskaya. Mais il est aussi auteur, et a publié en russe une poignée de nouvelles dont une a été primée par Boris Strougatski.

 

Ses livres:

La Vraie vie d’Ivan Ilitch, dans Nous sommes vivants!

Volodymyr Arenev

De son vrai nom Volodymyr Puziy, Volodymyr Arenev (en russe Vladimir Arenev), né à Kiev en 1978, est biologiste de formation. En 1996, cependant, il devient journaliste et commence à écrire des œuvres de fiction, aussi bien en ukrainien qu’en russe.

Il a publié onze romans et de nombreuses nouvelles, pour lesquels il a déjà été régulièrement primé en Ukraine comme en Russie.

Ses livres:

Raiponce, dans Nous sommes vivants!

Yana Dubynianska

Née à Feodosia en 1978, Yana Dubynianska a passé toute sa jeunesse en Crimée, à Simféropol, avant de s’installer à Kiev. Elle a étudié auprès de l’école d’art de Crimée, a travaillé un temps dans le milieu du théâtre avant de devenir journaliste et de se lancer en littérature. À ce jour, elle a publié onze romans (tous en russe) et de nombreuses nouvelles en russe et en ukrainien. Elle a elle aussi remporté de nombreux prix pour son œuvre.

Ses livres:

Le Retour, dans Nous sommes vivants!

Yana Dubynianska, Volodymyr Arenev, Mykhaïlo Nazarenko, Henry Lion Oldie, Sergii Paltsun

Nous sommes vivants

Nous sommes vivants ! n’est pas une anthologie comme les autres. Elle contient en effet cinq nouvelles d’écrivains ukrainiens de l’imaginaire, mêlées à leurs témoignages, rédigés sur le vif, sur la guerre dont ils sont victimes.
Nous sommes vivants ! est donc un livre chimérique, qui dévoile aussi bien l’imaginaire riche des auteurs que leur terrible réalité.

 

Pour la première fois en français, voici des œuvres de six écrivains ukrainiens : Dmitri Gromov et Oleg Ladyjenski, alias Henry Lion Oldie, Yana Dubynianska, Volodymyr Arenev, Mykhaïlo Nazarenko et Sergii Paltsun.

Traduit du russe et de l’ukrainien par Viktoriya et Patrice Lajoye

ISBN: 979-10-94441-58-9

182 p., grand format, 19€

Lessia Oukraïnka – La Voix d’une prisonnière russe

À la fin du premier volume de notre anthologie Oubliées!, consacrée aux autrices russes et ukrainiennes, nous avons intégré un texte rédigé directement en français par la poétesse ukrainienne Lessia Oukraïnka  – alors de fait citoyenne russe. Celle-ci entendait interpeler les artistes et intellectuels français venus participer aux festivités liées à la visite en France du tsar Nicolas II, en 1896. Cette lettre ne fut semble-t-il jamais envoyée, mais elle fut redécouverte dans les archives de la poétesse et publiée longtemps après sa mort.
Étant donné l’étonnante actualité de ce texte, nous avons finalement fait le choix de le mettre directement en ligne. Nous lui avons seulement fait subir un léger travail éditorial.

Lessia-Oukrainka-Trouch

Lessia Oukraïnka – La Voix d’une prisonnière russe

Petit poème en prose, dédié aux poètes et artistes qui ont eu l’honneur de saluer le couple impérial russe à Versailles

Grands noms et grandes voix ! De leur bruit sonore l’univers retentit !… Certes, la faible voix d’une esclave qui chante n’aura pas la gloire d’attirer l’attention de ces grands demi-dieux à la tête couronnée de lauriers et de roses. Mais nous autres, pauvres poètes des cachots, nous sommes habitués aux chants sans échos, aux prières inexaucées, aux malédictions vaines, aux larmes inconsolées, aux gémissements sourds. On peut tout comprimer hors la voix de l’âme, elle se fera entendre dans un désert sauvage si ce n’est dans la foule ou devant les rois. Et le front qui n’a jamais connu de lauriers n’en est pas moins fier, n’en est pas moins pur, il n’a pas besoin de lauriers pour cacher quelque opprobre. Et la voix qui n’a jamais éveillé l’écho d’or n’en est pas moins libre, n’en est pas moins sincère, elle n’a pas besoin de célèbres interprètes pour se faire bien comprendre.

Or, laissez-nous chanter, le chant est notre seul bien, on peut tout comprimer hors la voix de l’âme.

Honte à la lyre hypocrite dont les cordes flatteuses remplissaient d’arpèges les salons des Versailles ! Honte aux incantations de la nymphe perfide qui du chaos des siècles évoquait les ténèbres ! Honte aux libres poètes qui devant l’étranger font sonner les anneaux de leurs chaînes librement mises ! L’esclavage est ignoble d’autant plus qu’il est libre. Honte à vous, comédiens, qui des lèvres sacrilèges prononciez le grand nom de Molière qui jadis de son rire mordant rongeait l’affreux colosse érigé pour la France par le feu Roi-Soleil. Le fantôme de ce Roi, si pâle à la veille, a rougi de joie à l’accent de vos chants dans la ville de Paris, cette ville régicide dont chaque pierre dit : à bas la tyrannie ! Malheur aux vieilles villes dont les pierres moisies, les lanternes rouillées et les places étroites sont de grands orateurs et ne savent pas se taire…

Bons Français, emmenez notre roi plus loin de cette ville des spectres, à Chalons, Trianon, n’importe où, mais plus loin, parce qu’ici dans les chambres d’Antoinette et de Louis, les mauvais cauchemars peuvent troubler son repos après tant de triomphe, après tant de victimes qui jonchaient le chemin de son char de César qui passait sur les morts. Est-ce en vain qu’après votre alarmante «Marseillaise» on chantait le refrain d’une suprême angoisse : «Dieu, sauvez le roi !»

Bâtissez bien le pont pour joindre les peuples, qu’il ne soie pas moins solide que ces vieux ponts royaux à Paris, à Moscou. Ceux-là ont bien soutenu la danse effrénée de la foule déchaînée animée par la haine, éclairée d’incendie. Ayez soin que votre pont ne s’écroule pas bien vite pendant un de ces fours de grands bals populaires, guerres ou révolutions, ces brillantes mascarades !

Grands poètes, grands artistes ! quel sera votre beau masque couvrant vos faces célèbres pendant ces grandes fêtes ? Quel sera le costume, de quel siècle, de quel style, qui fera votre gloire dans ces « folles journées » ? Quant à nous, si obscures, inconnus maintenant que les grands de ce monde ne daignent pas nous voir, nous irons tous sans masque dans ces jours effrayants, car les masques de fer ne peuvent pas être changés en velours hypocrites.

Savez-vous, grands confrères, qu’est-ce que la misère ? La misère d’un pays que vous nommez si grand ? C’est votre mot favori, ce pauvre mot « de grandeur », le goût de grandiose est inné aux Français. Oui, la Russie est grande, un Russe peut être exilé même aux confins du monde sans être expatrié. Oui, la Russie est grande, la famine, l’ignorance, le vol, l’hypocrisie, la tyrannie sans bornes, et toutes ces grandes misères énormes, grandioses, colossales. Nos rois ont dépassé les rois égyptiens dans le goût du massif, leurs pyramides sont hautes et bien solides, votre Bastille n’était rien auprès d’elles ! Venez donc, grands poètes, grands artistes, contempler la grandeur de nos fortes Bastilles, descendez des estrades, ôter vos cothurnes et venez explorer notre belle prison. N’ayez pas peur, confrères, la prison des poètes qui aiment la liberté, la patrie et le peuple n’est pas si étroite comme les autres cachots, elle est vaste et célèbre: son nom est la Russie ! Le poète y peut vivre et même en sûreté, seulement privé de nom ou bien privé de tout.

Vivez en paix, confrères, ornés de vos grands noms ! Et toi, Muse française, pardonne à la chanteuse, esclave privée de nom ! Je t’ai moins profanée dans ma prose indigente que tes libres amis dans leurs beaux vers dorés !

La prisonnière

1896

Couv Essai 1

Boris Strougatski – Le fascisme, c’est très simple

Voici la traduction en français d’un article publié par Boris Strougatski en 1995. Ce texte est hélas tristement d’actualité.
Nous remercions Franz Rottensteiner pour son autorisation.
Le fascisme, c’est très simple
Note épidémiologique
Boris Strougatski
portrait
La peste est dans notre maison. Nous sommes incapables de la traiter. De plus, bien souvent nous ne savons même pas comment poser un diagnostic correct. Et celui qui a déjà été infecté ne remarque souvent pas qu’il est malade et contagieux.
Il lui semble tout savoir sur le fascisme. Après tout, tout le monde sait que le fascisme, ce sont des uniformes noirs de SS, des aboiements, des bras levés en un salut romain, des croix gammées, des bannières noires et rouges, des colonnes en marche, des squelettes derrière des barbelés, la fumée grasse des cheminées des fours crématoires, un Führer possédé avec une frange, le gros Goering, le pince-nez luisant de Himmler, et une demi-douzaine de figures plus ou moins authentiques de Dix-sept Moments du printemps [roman de Youlian Semenov, 1969], de L’Exploit d’un éclaireur [film de Boris Barnet, 1947], de La Chute de Berlin [film de Mikhaïl Tchiaoureli, 1949], etc.
Oh, nous savons parfaitement ce qu’est le fascisme – le fascisme allemand, c’est-à-dire l’hitlérisme. Il ne nous vient jamais à l’esprit qu’il existe un autre type de fascisme, tout aussi vil, tout aussi terrible, mais le nôtre, local.
Et c’est peut-être pour cela que nous ne le voyons pas du tout, alors qu’il grandit sous nos yeux comme une tumeur maligne silencieuse dans le corps du pays.
On discernons cependant la croix gammée, camouflée sous des signes runiques. On entend des cris rauques appelant à des représailles contre les étrangers. Nous remarquons parfois les slogans et les images obscènes sur les murs de nos maisons. Mais nous ne pouvons pas admettre que c’est aussi du fascisme. Nous pensons tous que le fascisme, c’est les uniformes noirs des SS, les aboiements dans une langue étrangère, la fumée grasse des cheminées des fours crématoires, la guerre…
Maintenant, l’Académie des sciences, suite à un décret présidentiel, formule avec fébrilité une définition scientifique du fascisme. Il faut supposer qu’il s’agira d’une définition précise et complète, pour toutes les occasions. Et bien sûr, diablement complexe.
Cependant, le fascisme est simple. Il est même très simple !
Le fascisme est une dictature de nationalistes. En conséquence, un fasciste est une personne qui professe (et prêche) la supériorité d’une nation sur les autres et, en même temps, est un champion actif de la « main de fer », de la « discipline-ordre », des « gants de fer » et autres délices du totalitarisme.
Et c’est tout. Il n’y a rien d’autre à la base du fascisme. Dictature plus nationalisme. Gouvernance totalitaire d’une seule nation. Et tout le reste – la police secrète, les camps, les autodafés, la guerre – n’est que le germe de cette graine toxique, comme la mort d’une cellule cancéreuse.
Une dictature de fer avec tous ses charmes sépulcraux est possible, disons la dictature de Stroessner au Paraguay ou celle de Staline en URSS, mais puisque l’idée nationale (raciale) n’est pas l’idée totale de cette dictature, ce n’est plus du fascisme. Il est possible d’avoir un État fondé sur une idée nationale, disons Israël, mais s’il n’y a pas de dictature (la « main de fer », la suppression des libertés démocratiques, la toute-puissance de la police secrète), ce n’est plus du fascisme.
Des expressions telles que « démo-fasciste » ou « démocrate fasciste » sont complètement dénuées de sens et analphabètes. C’est aussi absurde que « eau bouillante glacée » ou « puanteur parfumée ».
Un démocrate, oui, peut être un nationaliste dans une certaine mesure, mais par définition, il est l’ennemi de toute dictature et, par conséquent, il ne sait tout simplement pas comment être fasciste. Tout comme aucun fasciste ne sait être un démocrate, un partisan de la liberté d’expression, de la liberté de la presse, de la liberté de se rassembler et de manifester, il est toujours pour une seule liberté – celle de la Main de fer.
Je peux facilement imaginer une personne qui, après s’être familiarisée avec toutes ces définitions qui sont les miennes, dira (en émettant des doutes): « Ainsi, d’après vous, il y a cinq ou six cents ans, tout dans le monde était fasciste: les princes et les rois, les seigneurs et les vassaux… »
En un sens, une telle remarque vise juste, mais elle est « inversement » vraie : le fascisme est un féodalisme en retard de développement, qui a survécu et à l’âge de la vapeur, et à l’âge de l’électricité et à l’âge de l’atome, et est prêt à survivre à l’ère des vols spatiaux et de l’intelligence artificielle.
Les relations féodales semblaient avoir disparu, mais la mentalité féodale s’est avérée tenace et puissante, elle s’est avérée plus forte que la vapeur et l’électricité, plus forte que l’alphabétisation universelle et l’informatisation universelle.
Sa vitalité est certainement due au fait que le féodalisme est enraciné dans l’époque pré-féodale, celle des hommes des cavernes, dans la mentalité d’un troupeau de singes sans queue dévorés par les puces : tous les étrangers vivant dans la forêt voisine sont dégoûtants et dangereux, tandis que notre chef est superbement cruel, sage et vainqueur des ennemis. Cette mentalité primitive, apparemment, ne quittera pas de sitôt la race humaine. Et ainsi le fascisme est le féodalisme d’aujourd’hui. Et de demain.
Seulement, s’il vous plaît, ne confondez pas nationalisme et patriotisme ! Le patriotisme est l’amour pour son peuple, et le nationalisme est l’hostilité envers un peuple étranger. Le patriote sait parfaitement qu’il n’y a pas de mauvais et de bons peuples – il n’y a que des mauvaises et des bonnes personnes. Un nationaliste, d’autre part, pense toujours en termes « d’amis ou d’ennemis », de « ceux qui sont des nôtres et ceux qui ne le sont pas », de « voleurs-truands », et désigne facilement des nations entières comme scélérates, ou imbéciles, ou des criminelles.
C’est le signe le plus important de l’idéologie fasciste – la division des gens entre « les nôtres et les autres ». Le totalitarisme stalinien est basé sur une idéologie similaire, c’est pourquoi ils sont si semblables, ces régimes : des régimes meurtriers, des régimes destructeurs de culture, des régimes militaristes. À ceci près que les nazis divisent les gens en races et les staliniens en classes.
Un aspect très important du fascisme est le mensonge.
Bien sûr, tous ceux qui mentent ne sont pas des fascistes, mais tout fasciste est nécessairement un menteur. Il est simplement obligé de mentir.
Parce que parfois, la dictature peut encore être justifiée d’une manière ou d’une autre, à tout le moins, mais toujours raisonnablement, alors que le nationalisme ne peut être justifié que par des mensonges – par de faux « Protocoles » ou en déclamant que « les Juifs ont saoulé le peuple russe », « tous les Caucasiens sont des bandits nés », etc. C’est pourquoi les fascistes mentent. Et ils ont toujours menti. Et personne n’a dit plus juste à leur sujet qu’Ernest Hemingway : « Le fascisme est un mensonge proféré par des bandits. »
Donc, si vous avez soudainement « réalisé » que seul votre peuple est digne de toutes les bénédictions et que tous les autres peuples autour sont de seconde classe, félicitations : vous avez fait votre premier pas vers le fascisme. Alors vous réalisez que votre peuple n’atteindra de nobles objectifs que lorsque l’ordre de fer sera établi et que la bouche de toutes ces grandes gueules et écrivaillons qui parlent de libertés aura été fermée ; quand tous ceux qui sont contre vous seront mis en joue (sans procès ni enquête), et que les étrangers seront impitoyablement plaqués au sol…
Et une fois que vous avez accepté tout cela, le processus est terminé : vous êtes déjà un fasciste. Vous ne portez pas un uniforme noir avec une croix gammée. Vous n’avez pas l’habitude de crier « Heil ! » Toute votre vie, vous avez été fier de la victoire de notre pays sur le fascisme et peut-être avez-vous personnellement aidé à cette victoire. Mais vous vous êtes permis de rejoindre les rangs des combattants d’une dictature nationaliste car vous êtes déjà un fasciste. Comme c’est simple ! Comme c’est terriblement simple.
Et ne dites pas maintenant que vous n’êtes pas du tout une personne méchante, que vous êtes contre la souffrance des innocents (seuls les ennemis de l’ordre doivent être mis en joue, seuls les ennemis de l’ordre doivent être placés derrière des barbelés), que vous-même avez des enfants-petits-enfants, que vous êtes contre la guerre… Tout cela n’a plus d’importance, tant que vous avez reçu la Communion du Buffle [allusion à un roman d’Heinrich Böll, Billard um halb zehn, 1959].
La route de l’histoire est tracée depuis longtemps, la logique de l’histoire est impitoyable, et dès que vos Führers arriveront au pouvoir, un tapis roulant bien huilé se mettra en marche : élimination des dissidents, suppression des inévitables manifestations, camps de concentration, potences, déclin de l’économie pacifique, militarisation, guerre…
Et si vous revenez à la raison et que vous voulez à un moment donné arrêter ce terrible tapis roulant, vous serez détruit sans pitié, comme le dernier des démocrates-internationalistes.
Vos bannières ne seront pas rouge-brun, mais, par exemple, noir-orange. Vous ne crierez pas « Heil ! » lors de vos meetings, mais « Gloire ! »
Vous n’aurez pas de Sturmbannführers, mais il y aura une sorte d’essaouls-capitaines de brigade, et l’essence du fascisme – de la dictature des nazis – restera, ce qui signifie que les mensonges, le sang, la guerre resteront – une guerre peut-être maintenant nucléaire.
Nous vivons une époque dangereuse. La peste est dans notre maison. Elle frappe d’abord les offensés et les humiliés, et ils sont si nombreux maintenant.
L’histoire peut-elle être inversée ? C’est probablement possible, si des millions le veulent. Alors, faisons en sorte qu’il n’y ait pas à le vouloir. Après tout, beaucoup de choses dépendent de nous. Pas toutes, bien sûr, mais beaucoup.
Boris Strougatski
1995.