Valentina Jouravleva – Ceux qui volent à travers l’univers (1963)

En marge de Dimension URSS, nous avons tenu à traduire une autre nouvelle de Valentina Jouravliova. Ce petit texte naïf, bien représentatif de son époque, révèle toutefois une personnalité charmante. De plus, nous restons persuadé que cette nouvelle, ainsi qu’une autre intitulée Rapsodie stellaire, dont la thématique est très proche, ont profondément influencé Carl Sagan pour son roman Contact, adapté au cinéma par Robert Zemeckis avec Jodie Foster. Voici donc Ceux qui volent à travers l’univers, datant de 1963, et publiée ici avec la permission de la Fondation officielle Guenrikh Altshuller, que nous remercions.

 

Ceux qui volent à travers l’univers

« C’est une drame, un drame des idées »

Albert Einstein

A côté de la table où je prenais place quand j’étais élève de première se trouvait une fenêtre. Elle était si proche de moi que je pouvais atteindre son rebord rugueux, chauffé par le soleil. Les années passaient, on changeait de classe mais je choisissais toujours une table à côté de la fenêtre. Notre école se trouvait à la lisière de la ville, sur une haute colline. On pouvait voir beaucoup de choses intéressantes par la fenêtre. Mais moi, je regardais le plus souvent l’antenne du radiotélescope. Cette antenne me semblait petite même si je savais qu’elle était grande: une coupe de trois cents mètres tournée vers le ciel. J’aimais observer son mouvement mystérieux. C’était peut-être pour ça que tout ce que j’apprenais à l’école se liait automatiquement à l’antenne.

C’était celle du radiotélescope qui captait les signaux des êtres doués de raison d’autres planètes. Nous étions ami avec l’antenne. Quand je ne pouvais pas résoudre un problème difficile, elle m’encourageait: « Ce n’est pas grave, tu t’en acquitteras sans faute! Moi aussi, j’effectue un dur travail. Il faut chercher, chercher, chercher… » Au printemps, les rayons du soleil se reflétaient sur la surface extérieure du réflecteur, donnant naissance à un lièvre blanc qui errait sur le plafond de la classe. Jours et nuits, jours ouvrables et jours fériés, elle travaillait, cette antenne de mon radiotélescope.

Mais un jour, elle s’arrêta. Je regardai par la fenêtre et je vis le miroir immobile, penché vers le bas. Alors, je courus vers elle. Je courais aussi vite que possible: la cour de l’école, les rues, la grande route… Des gens marchaient tranquillement sous l’antenne et personne ne faisait attention à moi.

Pendant longtemps, je ne revins pas à l’internat. Je le savais: on m’interrogerait pour savoir pourquoi je pleurais. Comment pouvais-je l’expliquer?

Depuis ce temps-là, l’antenne du radiotélescope resta immobile. Je lus dans un journal que les tentatives pour capter les signaux d’autres civilisations, qui duraient depuis plus de quarante ans, étaient restées vaines. Comme d’habitude, je voyais par ma fenêtre la coupe grillagée de l’antenne mais le lièvre blanc ne courait plus sur le plafond. Parfois, une idée naïve et audacieuse venait dans ma tête: je referai, j’inventerai quelque chose, et le télescope fouillera de nouveau dans le ciel…

Je devins astronome et comme sujet de recherche je choisis le problème du contact avec des civilisations étrangères. On appelait les gens comme moi, avec une pointe de malice, des fouineurs. Ce fut lors de temps difficiles que je devins fouineuse : la dernière tentative, très sérieuse, et sans résultat, avait provoqué une déception. Beaucoup de fouineurs s’étaient lancés dans l’étude d’autres problèmes. Nous n’avions aucune station travaillant pour cette recherche. On ne nous les refusait pas – nous ne les demandions nous-mêmes pas. Nous voyions que les vieilles voies étaient inutilisables et nous n’en connaissions pas de nouvelles.

Il ne restait dans notre Institut que trente personnes : à peine la moitié de tous les fouineurs au monde. On considérait que nous faisions une recherche libre. Pour parler plus précisément, c’était une recherche à l’aveuglette. Nous cherchions au hasard. Il n’y avait pas d’hypothèses que nous refusions de vérifier. Nous retravaillions sur les notes obtenues lors de sessions d’écoute précédentes. Nos ingénieurs inventaient des filtres radio très fins et construisaient des systèmes ultrasensibles d’amplificateurs moléculaires. Nous nous préparions à de nouvelles recherches.

Et voilà, en deux jours, tout changea.

Le soir du premier jour, je rencontrai une personne que je connaissais depuis longtemps. Nous marchâmes pendant longtemps dans un jardin public, puis, nous descendîmes vers le quai. Il bruinait. Nous nous essayâmes juste à côté de l’eau et nous parlâmes. Ce fut une conversation pénible. De temps en temps, il me semblait que j’entendais nos voix de l’extérieur: je pensais alors : « Pourquoi ne pouvons-nous pas nous comprendre ? » Les paroles ressemblaient à des gouttes de pluie froides sur l’imperméable. Tout ce que nous disions ce soir-là rendait impossible une chose simple : prononcer quelques bons mots. Des paroles habituelles et naturelles semblaient à ce moment-là inutiles et fausses.

Je rentrais chez moi à pied en longeant la rivière. Je marchais et me prouvais que cette personne m’était égale. J’arrivais à la preuve logique et juste comme un théorème de géométrie.

Puis je restais dudant un moment sur un pont en réfléchissant à pourquoi tout s’était arrangé comme ça. Comme c’est facile de démontrer un théorème et comme il est difficile de fournir une preuve d’amour ! Je regardais les lumières de la ville à travers la brume grise de la pluie et pensais : « Les lumières brillent, je les vois ; si elles s’éteignent je verrai qu’elles ne sont plus. Tout est simple. Mais comment voir l’amour ? »

Il m’est très difficile d’expliquer ce que je ressentais à l’époque. J’essaye de le faire juste pour que la suite soit claire.

Il faisait grand vent au-dessus de la rivière, j’étais transie et je courrais chez moi. Je me marchais longtemps dans la pièce, et quand cela devint insupportable, je commençai à mettre en ordre mes livres.

Il y a des moments quand même les bonnes gens deviennent impitoyables. Je regardais avec envie des pages connues depuis l’enfance. C’est bien fait pour vous, pensais-je. Et pour vous, et pour vous, et pour tous ! Cela me faisait rire qu’à chaque époque, les gens imaginaient les signaux extra-terrestres obligatoirement tels qu’ils étaient au même moment sur Terre. On inventa la radio – et on pensa que l’on capturerait des radio-signaux. On lança les premières fusées – et on se mit à parler de l’arrivée de vaisseaux étrangers. L’optique quantique apparut – on commença à capter des faisceaux de lumière… Tout est de travers ! Tout est faux !

Les signaux, s’ils existent, ont été envoyés par une civilisation qui est plus âgée de milliards d’années que la nôtre. Les civilisations à signaux (c’est notre terme professionnel) doivent être non seulement plus âgées : elles sont toutes-puissantes, elles savent faire tout ce qui ne viole pas les lois de la nature. Elles n’enverront non pas ces deux signaux à peine perceptibles que nous capterons à la limite de la sensibilité des appareils mais des signaux d’une puissance colossale, des signaux aussi brillants que les lumières de la ville que j’ai regardées sur le pont. Seul un aveugle ne pourra pas les voir ! Mais nous ne connaissons pas ces signaux. Soit ils n’existent pas du tout, soit…

A ce moment, j’oubliai instantanément ma colère absurde contre l’humanité. La conclusion était fracassante : les signaux étaient sous nos yeux, ils nous étaient devenus familiers, nous ne nous en apercevions tout simplement pas !

C’était une nuit folle. Je ne dormais pas du tout. J’étais excitée par ce fait qu’une découverte se trouvait quelque part ici. « Ils brillent, répétais-je, tout le monde les voit. S’ils s’éteignent nous comprendrons qu’ils ne sont plus…»

Au petit matin, j’étais fatiguée et déjà sans aucune émotion je pus observer de nouveau toute la démarche de ma pensée. Les civilisations à signaux ont pris un grand pas sur nous mais les vitesses super lumineuses leur sont aussi inaccessibles. Elles ne vont pas voler en quête de la raison. Ils enverront des signaux. Et ce ne seront pas les signaux orientés car on ne sait pas vers où les orienter, mais ce sera quelque chose comme un appel : « Ecoutez tous ! » Ce genre de signal doit « faire effet » automatiquement partout où une vie hautement organisée est possible. Par exemple sur les planètes dotées d’une atmosphère. Donc, les signaux doivent être du même type pour la Terre, Mars, Vénus. Et le principal: ces signaux seront de longue durée. Ils doivent être émis depuis des millions, même des dizaines, des centaines de millions d’années. Mais qu’est qui peut tenir le coup depuis un million d’années ?! Même les monts les plus hauts s’écroulent au terme de cette période…

A 9 heures du matin, je commençai une expérience. Son idée était simple. J’avais trouvé une nouvelle voie, et c’était une machine qui devait la suivre, la machine de la série logique P-10. Je programmai une tâche dont le sens était à peu près le suivant :

Admettons que nous sommes devenus tout-puissants. Nous avons décidé d’envoyer des signaux vers toutes les planètes où, en principe, existent des formes supérieures de vie, y compris vers des planètes inconnues. Ces signaux doivent perdurer des milliers, des millions d’années. Ils doivent être visibles à tous les êtres doués, même de peu, de raison.

QUELS SONT CES SIGNAUX ?

Je mis la machine en marche puis je donnai la copie du programme à mes collaborateurs. Chez nous il était d’usage de soumettre les nouvelles hypothèses au débat. Nous essayions de nouvelles idées, comme on essaie un métal destiné à une construction importante. Et c’était parfois l’occasion de bien rire.

Je retournai à mon laboratoire. La machine travaillait. D’après la lecture des appareils de vérification, je voyais qu’elle ne cessait pas d’absorber de nouvelles informations. A sa demande, celles-ci étaient transférées des dépôts centraux.

Pour vérifier nos hypothèses nous avions souvent utilisé ces machines. Elles ne plaisantaient jamais. Mais elles brisaient les idées les plus ingénieuses. Un jour, nous avions calculé qu’une machine de type P-10 avait besoin, en général, de neuf minutes pour réduire en miettes une nouvelle hypothèse « de fouineur » …

Je consultai ma montre. Tous nos collaborateurs s’étaient rassemblés dans le laboratoire. Tous consultaient leurs montres. Quarante minutes s’étaient écoulées, la machine travaillait, et nous voyions qu’elle envoyait sans arrêt de nouvelles demandes. Durant douze minute, elle fouilla dans les archives de l’Union internationale d’astrophysique. Sa conversation avec l’Observatoire astronomique de Poulkovo dura quatre minutes. Et tout à coup, une surprise absolue : la machine entra en contact pour long moment avec le département d’information des Archives cinématographiques. Je ne sus pas ce que ses confrères électroniques y cherchèrent mais cela dura plus de trois heures.

Nous attendions. Quelqu’un fit bien de téléphoner pour qu’on nous apportât le déjeuner dans le laboratoire. La machine contactait les organisations les plus diverses. Elle ressemblait à une personne qui, trop pressée, posait toutes les questions d’un coup.

A six heures du soir, on me força à partir. J’entrai dans la bibliothèque et je m’allongeai sur le canapé. On me promit de me réveiller une heure plus tard. Quand je me réveillai, il était midi moins cinq. Je courus vers la P-10. Elle travaillait toujours. On me dit que depuis dix heures elle traitait des données concernant Mars et Vénus.

Nous passâmes toute la nuit à côté de la machine. Le téléphone sonnait presque tout le temps mais que nous pouvions répondre ?… Les signaux devaient représenter quelque chose d’habituel, que tout le monde connaissait. Et nous comprenions : cela ne serait pas facile de se maîtriser et de regarder sous un aspect nouveau ce qui était considéré comme terrestre de tout temps…

A huit heures du matin, la machine acheva son travail. Durant la nuit, des astronomes de Moscou, de Melbourne et d’Ottawa étaient arrivés. Le bureau ne pouvait les contenir tous et la plupart des gens se trouvaient dans le corridor. Notre chef s’approcha de l’imprimante de la machine et appuya sur un bouton. La machine tapa clair et net :

« Aurores boréales ».

Nous avons perdîmes contenance. L’idée des aurores boréales nous était venue à l’esprit dès hier mais, sans savoir pourquoi, nous l’avions rejetée. Nous formulâmes notre question en nous coupant la parole l’un l’autre : « Les aurores boréales dépendent de l’activité du Soleil ? N’est-ce pas ? »

« Oui, répondit la machine. Les signaux se superposent au flux corpusculaire venant du Soleil. Il était utile d’utiliser une énergie locale pour de longs signaux. Le caractère signalétique des aurores boréales se manifeste dans l’alternance régulière des couleurs ».

Nous fîmes tellement de bruit que je ne pouvais plus rien comprendre. La machine fut accablée de dizaines de questions, mais le chef dit : « Pas tous à la fois ! Tout d’abord il nous faut savoir comment notamment… bref, comment elles changent la couleur des signaux ».

Il programma la question et la machine répondit :

« La périodicité est de deux ans et demi. La durée, une heure et demi ou deux heures. Tous les deux ans et demi des signaux analogues sont aussi observés dans les aurores boréales de Vénus et de Mars. La meilleure description se trouve dans les données de Dioney, Islande, 1865 ».

Une heure après, on nous apporta un microfilm du livre de Dioney. Voilà comment ce rayonnement était décrit dans ce livre :

« On nous informa de l’aurore boréale qui commençait et nous grimpâmes aussi vite possible sur le plus haut toit du fort. A côté du zénith s’allumait un nuage blanc. Au début, ce fut les bords du nuage qui s’éclairèrent, puis il s’enflamma et la lumière blanche inonda le ciel et la mer. Les agrès fins de notre goélette se dessinaient d’une manière précise sur cette lumière du nord. Puis, à travers la lumière blanche parvenue à son maximum d’intensité, nous vîmes une bande rouge. Ce n’était pas l’arc qu’on décrivait souvent mais une souple bande lumineuse aux limites bien tracées. Tout a coup, cette bande rouge s’éteignit. Ce ciel nous parut vide, mais bientôt, elle s’alluma de nouveau. Puis, sa couleur rouge vira au jaune. On aurait dit que ces zones de lumière s’accordaient. Durant une demi heure, elles apparaissaient et s’éteignaient selon des laps de temps équivalents, et par la suite, nous vîmes un jet de rayons lumineux. Hardies et rapides, de longues colonnes lumineuses montaient en haut. Elles étaient de couleurs différentes – depuis le jaune jusqu’au pourpre, du rouge à l’émeraude. Et puis, les bandes rouges et jaunes qui alternaient réapparurent dans le ciel comme s’ils voulaient achever ce spectacle sublime. Le rayonnement reprit un aspect habituel pour ces lieux… »

Nous gardâmes le silence pendant longtemps. Puis, quelqu’un dit :

– Deux bandes rouges et une jaune… C’est une espèce d’appel, et la transmission elle-même représente les éclats sous formes de colonnes.

Oui, on devinait ici une certaine différence avec les formes habituelles du rayonnement… Mais nous n’avions tout de même pas réussi à trouver de description détaillée ni d’images de film en couleurs de la partie principale de la « transmission ». Nous étions depuis longtemps habitués à l’aurore boréale et il n’était venu à l’esprit de personne de la filmer sans cesse, durant deux ou trois ans. Nous ne découvrîmes que quelques images où se retrouvaient par hasard les signaux de l’«appel ». Il s’agissait de la bande d’un vieux ciné-journal qui avait reproduit un combat naval dans la nuit polaire. Il était difficile de discerner les signaux d’appel du cosmos à travers les déflagrations aveuglantes des tirs et les traits ardents des obus traçants…

* * *

Maintenant, alors que j’écris ces lignes, l’air tremble du bruit des moteurs. Un nouveau groupe de vintolets (aéronefs de grande vitesse, NdT) est arrivé à la station « Pôle Nord ». Si l’hypothèse est exacte, dans dix-sept jours nous verrons un rayonnement de « signaux ».  Des observations seront faites aux pôles de la Terre, de Mars, de Vénus. Nous travaillons jours et nuits comme travaillait auparavant sans trêve ni repos l’antenne derrière ma fenêtre.

Ces lumières se sont allumées peut-être durant des millions d’années. Elles ont éclairé une Terre déserte, ont donné de la lumière à l’homme des cavernes. Elles luisaient le jour où, à Rome, sur la place du champs des fleurs, on menait Giordano Bruno à l’exécution…

Encore et encore, les signaux stellaires s’allumaient au-dessus de la Terre. Le feu aveuglant de la guerre les couvrait, les yeux insensibles des gens noyés dans leurs soucis les regardaient mais ceux qui envoyaient ces signaux étaient patients. Ils savaient que viendrait le temps où ils seraient aperçus. Ce temps est arrivé !

Nous entendrons les voix de ceux qui volent à travers l’Univers…