Arkadi Strougatski – Un personnage de science-fiction doit être bon (interview, 1981)

Au début des années 1980, les frères Strougatski font l’objet d’une sorte de réhabilitation auprès de la critique officielle, et de ce fait, leur nom réapparaît dans les revues de propagande en langues étrangères. Cette interview d’Arkadi Strougatski, que nous ne connaissions pas jusqu’à il y a quelques jours et que nous reproduisons ci-dessous, est extraite du magazine Etudes Soviétiques, du numéro de janvier 1981. Et si l’on veut bien lire entre les lignes, elle est passionnante…

Certes, on y trouve à la fin les ordinaires propos obligatoires sur la supériorité soviétique, tant sur le plan philosophique que culturel, et le passage sur la totale liberté d’expression dont auraient bénéficié les deux frères est simplement absurde. Le simple fait que ni Marx ni Lénine ne soient pas cités en est même étonnant…

Mais ce qui compte est qu’Arkadi ici puisse parler de ses difficultés avec la critique officielle. Mieux encore, le journaliste qui l’a interviewé fait directement référence à L’Escargot sur la pente, un roman pourtant interdit depuis longtemps. 

Arkadi livre aussi ses considérations sur ce que doit être la SF, sur son intérêt pour le monde actuel. 

Arkadi Strougatski

Un personnage de science-fiction doit être bon

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Portrait anonyme publié avec l’interview

Propos recueillis par Vitali Borisov et publiés dans Etudes Soviétiques, janvier 1981, p. 52-54. Traduction anonyme.

Texte reproduit avec l’autorisation de Joachim Rottensteiner, agent d’Arkadi et Boris Strougatski.

Nous n’avons pu retrouver Vitali Borisov et serions heureux s’il pouvait nous contacter.

Je ne peux pas m’empêcher de commencer notre entretien en vous posant cette question : quel sera, à votre avis, l’avenir de l’humanité ?

Vous vous êtes trompé d’adresse : mon frère et moi ne faisons pas de prévisions. Nous ne sommes pas des futurologues.

Vous ne nierez cependant pas que les auteurs de science-fiction écrivent sur l’avenir, où, d’ailleurs se situe l’action de la plupart des ouvrages que vous avez signés avec votre frère.

Cela ne signifie pas grand chose. La science-fiction, c’est de la littérature, c’est-à-dire l’analyse littéraire des problèmes de la société contemporaine. Simplement la science-fiction a ses méthodes à elle. Certes, il est des auteurs qui simulent l’avenir, mais ils ne sont pas nombreux.

Ivan Efrémov a été, sans aucun doute, l’un d’entre eux…

Sa Nébuleuse d’Andromède est la première (et la meilleure pour le moment) utopie communiste, une expérience grandiose, une puissante tentative de refléter au moyen du langage imagé les idées du communisme scientifique. C’est un modèle de l’organisation future de la société humaine. Tout ce que la littérature soviétique moderne a pu dire avec talent au sujet de ce livre, a été dit dans ce livre.

Une conséquence plus particulière, mais non moins importante pour nous de l’apparition de la Nébuleuse d’Andromède est que cette dernière a frayé le chemin dans lequel s’est engagé l’ensemble de la science-fiction soviétique. Ce roman est paru en 1957, année du lancement du premier spoutnik.

Comment avez-vous commencé à écrire ?

C’est grâce à notre père que nous nous sommes passionnés pour la science-fiction. Critique d’art, il a été commissaire de l’Armée rouge pendant la guerre civile et ensuite militaire de carrière. Quand nous étions enfants, il aimait nous raconter une histoire interminable qui – je l’ai compris plus tard – était un mélange de sujets empruntés à Wells, à Mayne Reid et à Jules Verne. Quand j’avais douze ans, mon frère et moi avons commencé à inventer nous-mêmes des histoires fantastiques. Nous les avons illustrées, assortissant chaque dessin d’une légende. Néanmoins, nos professions initiales ont été sans rapport avec la littérature. Mon frère a fait ses études à l’Université de Léningrad et a embrassé une carrière dans le domaine dans le domaine de l’astronomie stellaire. Mais il s’en est bientôt lassé (aujourd’hui encore je n’en comprends pas la raison) et a opté pour le métier d’ingénieur-programmiste. Moi j’ai fait mon service militaire puis mes études à l’Institut des langues étrangères avant de travailler dans des maisons d’éditions littéraires.

Un jour (c’était en 1956), mon frère, ma femme et moi nous promenions sur la perspective Nevski à Léningrad. Nous parlions du roman d’un auteur de science-fiction récemment paru, dans lequel il était question d’un voyage vers Vénus. Mon frère et moi rivalisâmes de critiques sur cette oeuvre. Ma femme qui en avait assez s’écria : « la critique est facile. Essayez donc d’écrire vous-mêmes… ». Nous pariâmes une bouteille de cognac. Et nous écrivîmes avec mon frère le Pays des nuages pourpres. A notre grand étonnement, le manuscrit fut accepté par une maison d’éditions et parut bientôt. Bien mieux, cette nouvelle [sic : « ce roman »] nous valut une prime.

Que notre première oeuvre eut été publiée nous fit beaucoup de plaisir. Impossible de ne pas se sentir satisfait en voyant son propre nom imprimé. Nous sommes devenus des « mordus » de la littérature et en 1964, nous en avons fait notre profession. Autrement dit, nous vivons pour l’essentiel de nos honoraires.

Comment choisissez-vous les thèmes de vos oeuvres ?

Au départ, nous avons voulu décrire des mousquetaires de l’espace qui combattent le mal. Mais ce sujet a été vite épuisé. Nous n’étions pas non plus attirés par les prévisions technologiques : la science les rejette et de plus, elles ne sont pas intéressantes. Il faut parler de personnages qui aient du caractère, des idées et des sentiments bien précis et qui soient parfaitement modernes. Il est curieux de voir se manifester ces caractères, ces idées et ces sentiments dans des situations qui ne sont pas tout à fait réelles.

Autrement dit, les personnages de vos oeuvres sont des gens d’aujourd’hui qui résolvent les problèmes de demain ?

Ou inversement. Un personnage nous vient du futur : c’est un personnage tout à fait moderne, mais si possible débarrassé des survivances du Paléolithique dans sa mentalité, qui se penche sur nos problèmes rendus plus aigus au moyen de la science-fiction. La projection sur l’avenir est un procédé et non un thème de science-fiction. Par exemple, notre dernier livre intitulé Le Scarabée dans une fourmilière [sic : Le Scarabée dans la fourmilière] évoque le problème de la responsabilité d’un membre de la société pour la société tout entière. Il s’agit des préoccupations, à l’échelle de la planète, que suscite notamment la pollution de l’environnement. C’est-à-dire que nous traitons un problème d’actualité projeté sur l’avenir.

Peu à peu nous nous sommes tournés vers le thème de la responsabilité des gens devant eux-mêmes, devant l’histoire et devant l’humanité dans la perspective de l’avenir. Par exemple, dans la nouvelle [sic : « le roman »] Les Stagiaires nous avons fait justice de l’esprit de consommation et de la mesquinerie qui obstruent la voie conduisant vers l’avenir.

Bon. Vous résolvez donc des problèmes d’actualité et vos personnages principaux sont, eux aussi, des contemporains seulement un peu idéalisés. Est-ce à dire que la fiction de vos oeuvres se limite uniquement à l’entourage irréel de l’action ?

Il est question moins de l’entourage que du personnage. Il est contemporain, mais son appartenance à l’avenir se reconnaît à ce qu’il est exempt de nos défauts. Ce doit être un homme bon. Seul un personnage positif peut être au centre d’une oeuvre de science-fiction dont l’action est liée plus ou moins à l’avenir de notre planète. Et d’ailleurs, les auteurs de science-fiction soviétique sont, pour la plupart, des hommes bons. Cela ne veut pas dire que je suis un homme idéal. Je bois, je fume, je suis marié pour la deuxième fois, je cède souvent devant les gredins. Mais mes personnages sont, sur ce plan, des gens idéaux. Ils ne tolèrent pas les péchés et ne peuvent pas vivre eux-mêmes dans le péché. J’apprécie la nouvelle [sic : « le roman »] de Vassili Choukchine L’Obier rouge, mais comme auteur de science-fiction je ne peux pas aimer son héros, cet ancien criminel de droit commun, quelque brave qu’il soit et quelle que soit l’affection que Choukchine avait pour lui. Parce que ce personnage porte l’empreinte des actes qu’il a commis auparavant.

N’est-il pas trop facile pour vos personnages, hommes idéaux de comprendre nos problèmes?

Mais est-ce qu’il a été facile pour Roumata, homme de l’avenir tombé à l’époque la plus lugubre du Moyen Age, de vivre à ce moment-là, de voir et de résoudre ses problèmes ? Il est difficile d’être un dieu – c’est le titre de notre roman dont le personnage principal Roumata se trouve dans une situation difficile précisément parce que par rapport au Moyen Age, il est un homme idéal, un homme-dieu. Il agit au nom de l’avenir, mais il doit se heurter à ce qui est contraire à son naturel sans péché. Pour l’avenir, il est un homme ordinaire, mais pour le passé il est un dieu et cela lui pose des problèmes.

A mon avis, les livres des Strougatski peuvent être divisés en deux catégories. Ceux de la première catégorie sont des oeuvres philosophiques difficiles, telles que L’Escargot sur un versant [sic : L’Escargot sur la pente] ou Un Pique-nique en bordure d’une route [sic : Stalker. Pique-nique au bord du chemin]. Les autres sont des oeuvres captivantes, gaies, satiriques. L’exemple le plus éclatant de ces dernières est le conte intitulé Lundi commence samedi [sic : Le Lundi commence le samedi] avec pour personnages des scientifiques bien réels et l’esprit malin.

En ce qui concerne le caractère aventureux de certaines de nos oeuvres, je dirai que nous voulons nous divertir un peu et divertir nos lecteurs. C’est identique pour Lundi… Beaucoup y ont vu de la satire. C’est que la science-fiction, comme tout autre genre littéraire, considère les choses d’un oeil critique.

Nos oeuvres « philosophiques », selon votre mot, nous valent souvent la désapprobation des critiques et des lecteurs. Or il faut les lire plusieurs fois : d’abord suivre le sujet, ensuite l’idée, etc. Nous écrivons comme nous pouvons. Et ce qui nous réjouit, c’est que, malgré tous les défauts de nos oeuvres, nous avons une audience.

Vous avez beaucoup de lecteurs. Peut-être parce que toutes vos oeuvres philosophiques sont, elles aussi, captivantes.

Un sujet captivant est une chose très importante, surtout pour un livre qui véhicule des idées philosophiques. Plus ces idées sont importantes, plus le sujet doit être captivant.

L’histoire de la littérature connaît de nombreux exemples de collaborations d’écrivains. On se demande toujours comment on peut écrire à deux. D’autant plus que vous et votre frère habitez des villes différentes : vous à Moscou, et lui à Léningrad.

Notre façon de procéder est très simple. Nous concevons un sujet. Nous réfléchissons entre douze et dix-huit mois, nous nous téléphonons, discutons ce sujet pendant nos rencontres. Ensuite Boris prend l’avion pour Moscou, vient chez moi et s’installe dans le fauteuil où vous êtes assis en ce moment. Des cigarettes, un cendrier, beaucoup de papier. Moi, je tape à la machine (mon frère tape mal). Nous discutons chaque phrase. Nous rédigeons ainsi 4 ou 5 pages par jour. Au début nous ne connaissons pas encore le dénouement. Nous réécrivons rarement. C’est peut-être pour se faire valoir que certains écrivains parlent de souffrances de la création.

Nous aussi, nous aimons nous faire valoir. C’est pourquoi nous prétendons écrire nos livres à la station Bologoié qui se trouve à mi-chemin entre Moscou et Léningrad.

D’où surgissent les idées, les faits dont vous tirez la matière de vos livres ?

De la vie, de nos conversations avec nos amis, des livres. Cela nous suffit amplement.

Y a-t-il un frein au développement de la science-fiction soviétique ?

Oui, malheureusement. Nous n’avons pas encore de périodique qui publierait régulièrement les oeuvres de science-fiction. Il n’y a pas non plus de maison d’éditions qui se spécialiserait dans la science-fiction. Cela endigue le flot de manuscrits que produisent nos écrivains.

Peut-être est-ce mieux ainsi ? On ne choisit que des oeuvres de valeur…

En Union Soviétique, on compte actuellement quelque deux cents écrivains de science-fiction de la troisième génération, à compte d’Efrémov, qui oeuvrent à un bon niveau littéraire. En tout cas, ils écrivent bien mieux que mon frère et moi au début de notre carrière. Mais notre premier manuscrit a été publié d’emblée. Certes, tous ces écrivains n’ont pas la même valeur. Mais il y a des dizaines de noms qui pourraient orner n’importe quelle littérature. Citons feu I. Varchavski, A. Gromova, V. Savtchenko, K. Boulytchev, Koloupaev, Toupiitsyne, G. Prachkévitch, G. Altov, E. Voiskounski [sic : « Voïkounski »]… Cette liste pourrait être allongée. Soit dit en passant, en Occident les écrivains de science-fiction de grande classe ne sont pas très nombreux. Je peux citer quelques noms seulement : Ursula Le Guin, Kurt Vonnegut, Ray Bradbury, Stanislaw Lem, Kobo Abe, Theodore Sturgeon et deux ou trois autres.

Mais les oeuvres de science-fiction y « coulent à flots »…

Sur les guerres spatiales et les monstres ? Ce n’est pas de la science-fiction. C’est une attraction, la transposition dans l’espace ou dans l’avenir des horreurs d’aujourd’hui, des guerres (c’est le plus triste) et des autres absurdités. La science-fiction, comme tout autre phénomène culturel, doit refléter une volonté de paix, de bonheur et de perfection de l’humanité. C’est pourquoi je n’apprécie pas la science-fiction occidentale dans son ensemble. A mon avis, le niveau moyen de la science-fiction soviétique est plus élevé que celui de la science-fiction occidentale.

C’est-à-dire que sans vous considérer comme futurologue, c’est précisément dans la manière d’interpréter l’avenir que vous divergez avec la plupart des écrivains de science-fiction occidentaux ?

C’est naturel. Je suis le fils de mon père, de mon temps, de mon peuple. Je n’ai jamais douté de la justesse des idées communistes, bien que je ne sois pas membre du parti. Je les ai faites miennes dès mon enfance. Plus tard, pendant mes études et après, j’ai fait connaissance avec d’autres systèmes philosophiques. Aucun d’eux ne me satisfait autant que le communisme.

Par ailleurs je me fonde sur ma propre conception du monde. Dans notre société, malgré ses nombreux défauts, je vois des forces saines et sacrées, si vous voulez, qui font de l’homme un Homme avec une majuscule. Ne pas travailler est chose indécente chez nous. Or le communisme donne du travail à tous les cerveaux et à toutes les mains. Je ne le vois pas comme une vie en rose, ni comme un optimisme béat. Il y aura toujours des problèmes que l’homme devra résoudre.

Ces problèmes se profilent déjà à notre horizon ?

Certainement. En voici un. Une révolution doit se produire dans la pédagogie avant que nous n’apprenions à éduquer les hommes de l’avenir pour lesquels l’altruisme sera le trait de caractère dominant. C’est que le communisme suppose la compréhension de la valeur de n’importe quel homme…

Avez-vous la possibilité d’écrire sur n’importe quel thème ?

Je comprends le pourquoi de cette question. Eh bien si l’on prétend que les écrivains soviétiques écrivent ce qu’on leur ordonne ou ce qu’on leur commande d’écrire, c’est parfaitement absurde. Mon frère et moi n’écrivons que ce que nous voulons écrire.

Néanmoins, les critiques littéraires se montrent souvent négatifs à l’égard des oeuvres des Strougatski…

Voyez-vous, si l’on veut s’aligner sur les critiques mieux vaut écrire des oeuvres réalistes. Les écrivains de science-fiction ont des problèmes sur ce plan. Ce sont le style et la difficulté de nos nouvelles [sic : « romans »] qui sont le plus souvent critiqués. A la différence de certains critiques, j’aime de nombreux écrivains dont le style est opposé au mien, c’est-à-dire des écrivains réalistes. J’apprécie beaucoup Daniil Granine, Fédor Abramov, Boulat Okoudjava… Mais pour moi, le point de vue du Dieu Domestiqué [sic : sans doute le domovoï, l’esprit du foyer] (qui n’existe pas d’ailleurs) sur la vie a plus d’intérêt que le point de vue d’un simple locataire de la maison. J’écris donc sur ce qui m’intéresse.