Arkadi et Boris Strougatski – Entretien (1987)

Dans notre volonté d’archiver ce qui a pu être écrit par le passé sur la science-fiction russe et soviétique, nous avons demandé à Ahrvid EngholmSylvie Denis et André-François Ruaud (que nous remercions chaleureusement) l’autorisation de reproduire cette entretien avec Arkadi et Boris Strougatski, publié initialement dans le fanzine Yellow Submarine (n°54, janvier 1988), et réalisé lors de la Conspiracy ’87, la Worldcon qui s’est tenue à Brighton en 1987, événement qui fut l’occasion pour les deux frères de faire un premier voyage en Occident. Dans la version ci-dessous, nous avons remplacé les titres anglais donnés aux romans encore inédits, par leur titres français.

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 Les frères Strougatski : un entretien avec Ahrvid Engholm

Cet entretien a été réalisé à Conspiracy 07, où Arkadi et Boris étaient invités d’honneur. On aurait pu s’attendre à ce qu’ils soient entourés d’officiels soviétiques, employés d’ambassade, personnel de sécurité, interprètes officiel… mais non ! Ils se déplaçaient dans toute la convention aussi librement que vous et moi, et l’interprète qui était souvent à leurs côtés était l’écrivain et fan polonais Wiktor Bukato, qui n’est certainement pas un employé du gouvernement !

Ce qui ne veut pas dire qu’ils étaient faciles à approcher. Quand ils n’étaient pas assiégés par les fans, ils étaient entourés de collègues auteurs et pros. Mais avec l’aide de Sam Ludwall, l’ex-président de 1’association World Sf, j’ai réussi à obtenir un rendez-vous pour réaliser un entretien. Le résultat a été diffusé sur la radio nationale suédoise, dans l’émission « Kulturnytt », 1e 17 septembre 87. Cette version est basée sur la traduction de l’interprète et a été coupée uniquement pour des raisons stylistiques.

L’entretien a été fait dans leur chambre d’hôtel au Metropole. Les frères Strougatski sont très sympathiques et on m’a dit qu’ils étaient très fiers d’avoir été invités à l’occasion d’un événement aussi important. Wiktor Bukato faisait office d’interprète, bien qu’on dise qu’Arkadi comprenne un peu l’anglais il était plus sûr de passer par une traduction en russe, de façon à ce que Boris puisse comprendre (et que nous nous comprenions bien). Arkadi a parlé la plupart du temps, et Boris à fait de temps à autres des commentaires courts et avisés. Je n’ai pas séparé ce qu’ont dit les deux frères dans l’interview. J’ai eu l’impression qu’ils formaient une équipe très soudée, et qu’ils partageaient les mêmes idées et opinions. (Ahrvid)

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AE : J’ai beaucoup aimé Stalker, le roman sur lequel Andrei Tarkovski a basé son film. Pourriez-vous me parler un peu des origines du roman ?

A&BS : L’histoire commence ainsi : il était une fois deux écrivains qui écrivaient ensemble à la maison des écrivains qui appartient au syndicat des écrivains soviétiques. C’est un petit bâtiment près de Leningrad. Un beau jour ils allèrent se promener sur une petite route de forêt qui conduisait à une prairie. Là ils trouvèrent beaucoup de saletés, laissées là par une famille qui avait pique-niqué. Il y avait une flaque d’huile de voiture, des boîtes de conserve vides, des morceaux de papier, des piles usagées, etc… Et ils ont pensé : cette clairière a ses propres habitants – des souris, des oiseaux, des fourmis, des vers. Et puis une famille est venue dans cet endroit paisible. Ils se sont mis à répandre leurs déchets et à faire du bruit, à jouer etc. Mais comment les habitants de la clairière ont-ils réagi ? Ils n’avaient pas l’habitude de cela, et ils n’avaient pas l’intelligence des visiteurs. A partir de là il n’ y avait pas à aller loin pour arriver à une œuvre littéraire. On pouvait imaginer comment cela se passerait sur Terre, où les gens vivent, aiment, haïssent et poursuivent leur existence, si un jour un vaisseau venait de quelque part pour pique-niquer, laissait ses papiers gras et puis repartait. Et de cette situation littéraire sont nées de nouvelles idées, qui avaient une signification plus pro-fonde que le pique-nique lui-même.

AE : Comment s’est passée votre collaboration avec Tarkovski ?

A&BS : Il y a deux réponses à cette question. Un : que ça a été simple. Deux : que ça a été difficile. Tarkovski s’est adressé à nous parce qu’il était fasciné par l’idée fantastique contenue dans le roman. Nous le soupçonnons d’avoir surtout été intéressé par la situation littéraire. Celle que nous venons de décrire. Nous avons travaillé pendant 18 mois sur rien moins que 8 versions différentes du scénario. Nous avons commencé à réaliser que le metteur en scène n’était pas totalement satisfait de la situation littéraire seule. En fin de compte il nous a demandé d’écrire une version de l’histoire totalement nouvelle, et c’est cette version qui lui a plu, bien que même maintenant nous ne sommes pas sûrs de ce qu’il avait vraiment en tête. Nous avons enlevé du livre tous les éléments fantastiques, sauf l’idée de la Zone. Dans la version finale nous avons trois personnages principaux, trois éléments métaphoriques, trois personnages humains de base dans le monde d’aujourd’hui. D’abord l’idéaliste, ensuite le scientifique et en dernier l’auteur. Ces trois-là représentent l’intelligentsia et ils entrent dans la Zone pour chercher quelque chose, un changement. A la fin ils en arrivent à la conclusion qu’aucun changement n’est nécessaire. Parce qu’au cours du changement on risque de perdre autre chose.

AE : La Zone est intéressante. Elle semble, entre autre chose, être radioactive. D’une certaine façon vous avez anticipé l’accident Tchernobyl, avec votre Zone. Est-ce que voua vous considérez comme des « prophètes » ?

A&BS : Nous avons fait une prophétie à propos de Tchernobyl, Mais pas dans cette histoire. Il y a 25 ans nous avons écrit une histoire intitulée L’Arc-en-ciel lointain. Ce roman parle de ce qui se passerait si le technologie s’emballait et provoquait une catastrophe majeure. Les ressemblances entre Stalker et Tchernobyl sont une affaire de mots. Il y a une Zone dans les deux histoires et autour de Tchernobyl. Mais il y a des similitudes. Quand nous avons discuté de l’accident de Tchernobyl nous avons constaté une certaine ressemblance entre Stalker et ce qui s’est produit dans la zone autour de l’usine nucléaire. C’était plein de vie, d’oiseaux etc. Mais maintenant c’est mort. Juste comme la Zone dans Stalker.

AE : Selon vous qu’est-ce qui différencie le plus la SF soviétique et le SF venant de l’ouest ?

A&BS : La plus grande différence est que dans le SF occidentale le héros est toujours seul pour sa battre pour ce qu’il veut, alors que dans la SF soviétique le héros est toujours le représentant d’une société bienveillante.

AE : Il y a eu beaucoup de changements dans la société soviétique après Gorbatchev. Comment cela a-t-il affecté la situation des écrivains dans votre pays ?

A&BS : Les changements sont évidents partout dans notre société. Donc les changements qui affectent les auteurs sont simplement une conséquence de changements plus généraux. A l’heure actuelle, trois de nos premiers romans, que nous n’avions pas pu faire publier en Union Soviétique, ont été édités. Et nous qui n’avions pas pu nous rendre à l’Ouest sommes finalement ici. C’est la première fois.

AE : Pouvez-vous me donner les titres de ces trois romans ?

A&BS : Les Vilains cygnes (Les Mutants du brouillard), La Troïka et L’Escargot sur la pente. Il y a aussi un 4e roman, dont le titre est La Ville maudite.

AE : Une dernière question. J’aimerai en savoir un peu plus sûr la façon dont vous coopérez l’un avec l’autre quand vous écrivez.

A&BS : C’est une question habituelle, aussi nous allons vous donner une réponse qui ne l’est pas. Nous ne pouvons tout simplement pas comprendre comment des auteurs qui travaillent seuls peu-vent se débrouiller ! Nous avons toujours travaillé ensemble et nous ne pouvons pas imaginer comment on peut travailler autrement. Nous ne vivons pas près l’un de l’autre. Arkadi vit à Moscou et Boris à Leningrad. Aussi quand nous voulons écrire nous devons nous rencontrer. Boris peut aller à Moscou ou Arkadi à Leningrad, ou nous pouvons nous rencontrer dans un troisième endroit. Nous nous lançons des idées de phrases, nous jouons avec et après un certain temps le livre commence à grandir. Mot après mot, phrase après phrase, page après page.

Entretien réalisé par Ahrvid Engholm, première publication in Sherds of Babel n°24, traduction par Sylvie Denis.