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Controverse 5 – La tentative de synthèse par Zinaïda Hippius

Au début de l’année 1908, un nouvel auteur prend la plume, et cette fois-ci bien plus longuement: il s’agit de Zinaïda Hippius, qui, avec Valéri Brioussov, est une figure importante du mouvement symboliste russe. Il ne s’agit plus d’une lettre, mais d’un véritable article, une tentative de synthèse sur les évolutions de la littérature russe à l’aube du XXe siècle.

Zinaïda Hippius

Notes sur la littérature russe de notre temps

Mercure de France, janvier 1908.

Rien n’est moins aisé que de se faire une idée juste et nette de l’état actuel de la littérature russe. Les uns idéalisent; d’autres parlent de décadence ; il en est même qui affirment qu’il n’a jamais existé en Russie de littérature proprement dite. J’avoue, pour ma part, qu’on a bien de la peine à parler, pour la Russie, de milieu littéraire, de développement constant et régulier de la littérature, d’ensemble de traditions. La Russie a produit de grands génies isolés, des « maîtres » et leurs noms – Tolstoï, Dostoïevsky, Pouchkine –, égalent les plus célèbres de l’Europe. L’absence de traditions, de vrais milieux d’art, d’écoles ne doit pas être imputée à ces créateurs, car leur talent n’était pas par nature trop individuel et n’exigeait pas nécessairement l’isolement. Il demeure pourtant que la « littérature », au sens qu’a ce mot en Europe, existe à peine en Russie.

La vraie cause de ce fait échappera toujours à qui devrait ou voudrait ignorer les conditions dans lesquelles la littérature russe est née et a vécu. Pour ne retenir que l’essentiel, nous dirons seulement que toute la vie intellectuelle a toujours été si étroitement liée à la vie sociale et politique et a si bien dépendu d’elle que, de nos jours encore, l’art et la science, anormalement unis à la politique, sont comme écrasés par elle. Cette circonstance trop réelle est difficilement saisissable du dehors. La contraint extérieure s’est constamment mêlée en intruse à la vie russe, a tâché de rendre impossible toute vie intellectuelle collective, a redouté tout groupement et dispersé de son mieux les « coupables ». N’est-il pas remarquable que nos écrivains de valeur ont tous été des réprouvés, parfois des exilés? Aucun n’est resté « sans tare », pas même l’innocent Pouchkine, pas même le sentimental et cosmopolite Tourguéneff. En Russie, quand les hommes de quelque notoriété ne se mêlent pas de politique, c’est la politique qui va les chercher et se mêler de leurs affaires. Dès lors, s’ils ne sont pas encore dangereux, ne peuvent-ils pas le devenir? Toute « idée » artistique, scientifique ou philosophique, ne peut-elle pas devenir sociale, mener à l’action sociale? Or, c’est cela qu’on a toujours le plus redouté.

Le premier essai de créer un milieu esthétique et littéraire date de l’année 1895 environ.

En 1898 se fondait la revue Mir Iskousstva (éditée jusqu’à l’année 1904) autour de laquelle se groupait tout ce qu’il y avait de moderne et de combatif en littérature et en art1. À la rédaction on rencontrait des poètes comme Balmont, Brussoff, Sologoub, etc., qui fondèrent en 1903 une revue à eux, la Balance, des écrivains comme Rosanow, Mérechkovsky, Minsky, préoccupés surtout de questions religieuses et philosophiques (ils ont eu aussi une revue, la Voie Nouvelle, 1903-1905), des critiques musicaux, Nouvel et Newrock (depuis 1902 ils organisent des soirées de musique moderne, très suivies parle public progressiste), des artistes comme Séroff, Korovine, Benois, Bakst, Somoff, rassemblés maintenant dans « l’union des peintres russes » et connus du public français par l’exposition universelle de 1900 (le pavillon russe était construit d’après les dessins de Korovine), ainsi que par l’exposition de 1906. Le Mir Isjousstva formait ainsi un centre, qui depuis s’est différencié.

Ces chercheurs et ces rebelles ne niaient pas qu’un étroit lien les unissait à la culture européenne. Mais bien qu’on ait souvent reproché à ces « novateurs » de n’être que des imitateurs, des « symbolistes » et des « décadents » français, leur mouvement demeurait original. Certes, nos « décadents » parlaient de « voies nouvelles » et d’art libre ; ils haïssaient le réalisme et le moralisme de leurs devanciers; ils affectaient la plus profonde indifférence en matière de politique; ils prêchaient, non sans excès, l’art pour l’art. Cela a suffi pour que la société « libérale » russe mît ces libertaires au nombre des conservateurs, conservateurs d’ailleurs inoffensifs, fous plutôt. Mais cela leur a permis d’être épargnés par le régime policier leur groupe a pu vivre, sa prospérité lui fit des imitateurs.

Il ne comptait aucun écrivain qui égalât par son génie les Dostoïevsky et les Tolstoï. Sa force n’était pas celle du génie isolé. Bien que d’esprit individualiste, il se proposait avant tout le travail collectif. Je ne m’attarderai pas sur les destinées de ce premier mouvement littéraire russe, caractérisé par un profond respect pour la culture artistique de l’Europe et du monde, dans le passé et dans le présent. Ce respect d’ailleurs n’allait pas jusqu’à l’imitation; il était une aide pour créer. Le groupe resta relativement restreint. Mais il ne faut pas oublier que les conditions sociales de la vie n’avaient pas changé; le premier coup n’était pas porté encore.

On donne souvent Tchékhov et Gorky comme les plus remarquables écrivains russes de notre temps. Peut-être en effet sont-ils les plus remarquables ; mais sont-ils les plus caractéristiques ? Malgré leurs différences, ils sont au même titre plutôt des représentants du passé, des « individualités isolées ». Leur talent est trop encore uniquement un don naturel. C’est surtout vrai de Gorky, dont le talent est exclusivement fait de la force inconsciente et aveugle d’un homme du peuple. L’action des événements de ces dernières années et l’influence des cercles intellectuels ont achevé de le perdre ; comme écrivain Gorky n’est plus, à l’heure actuelle, qu’un médiocre socialiste et un artiste défunt. L’Europe, toujours curieuse d’exotisme, l’a admiré un moment; mais il est sur le point d’être complètement oublié. Quant à Tchékhov, cet artiste profond et tendre, au dessin si merveilleusement fin et si menu qu’on ne peut le percevoir de loin, il est resté, jusqu’à sa mort, à la fois trop « lui-même » et trop russe, pour qu’on pût jamais le comprendre et le goûter en Europe.

À notre époque tout mouvement littéraire ou scientifique, étroitement national, sans de fortes attaches à la culture universelle, est condamné à rester sans réelle valeur. Ces attaches, notre groupe « symboliste » les avait, et le courant qu’il créa alla peu à peu s’élargissant. Il marquait déjà quelque tendance, fort naturelle d’ailleurs, au mysticisme et à la religion, quand la Russie fut ébranlée par de grands événements d’ordre social et politique. On comprendra aisément quels changements imprévus les premiers symptômes de la révolution devaient apporter à toutes les manifestations de la vie intellectuelle, y compris la littérature.

Bien des choses cachées nous ont été ainsi révélées ; les passions contenues, mais non détruites, se sont déchaînées ; nous avons dû reconnaître notre barbarie, notre manque de culture et bien d’autres défauts encore. Quelque pénible que cela fût, c’était bienfaisant: il faut savoir regarder la vérité.

Qu’est donc la littérature russe dans sa phase actuelle, au moment où la situation politique est équivoque et incertaine, où la presse, bien que sa liberté soit équivoque aussi et très précaire, est moins dépendante qu’autrefois? Il est difficile de voir clair dans le chaos qui nous entoure. Un regard attentif permettrait pourtant de discerner que les deux grands courants anciens ont persisté : la littérature à tendance sociale, qui n’avait pas grand’chose de commun avec l’art vrai, s’est transformée en littérature « révolutionnaire » et s’est multipliée ; la littérature « symboliste » a suivi sa voie, les secousses du dehors n’ayant fait que précipiter son évolution nécessaire ; elle s’est transformée et divisée. Ses représentants sont, à peu près tous, restes fidèles à leur principe essentiel, à la nécessité de rester en contact étroit avec la culture de l’Europe et du monde; mais, tandis que les uns ont continué dans la voie de l’art pur, les autres sont allés au travers de leur mysticisme incertain et vague, jusqu’à des conceptions nettement religieuses. Il a eu des déplacements : comme l’art ne peut s’unir à un matérialisme grossier et à un étroit marxisme, Gorky, peu cultivé et inconscient, a succombé malgré la puissance de son talent naturel. Léonide Andréieff, plus jeune que Gorky, non moins talentueux que lui, mais aussi primitif, a hésité quelque temps entre le positivisme des intellectuels « socialisants » et le raffinement esthétique des « symbolistes ». Comme quelques écrivains proches de Gorky, sinon de son école, Andréieff est une nature richement douée, plus instinctive que consciente; il pose des problèmes trop profonds pour ses conceptions philosophiques demeurées puériles. Naïf, tourmenté et flottant, il est pourtant resté artiste. Ses dons naturels lui ont permis d’éviter encore la décadence où Gorky est tombé.

C’est peut-être dans le mouvement littéraire qui se devine de nos jours, et auquel Andréieff commence à se mêler, qu’il sombrera. Je m’attarderai sur ce mouvement, le « mysticisme anarchiste », qui crée déjà de fâcheux malentendus. Tantôt on le loue, tantôt on le bafoue; il ne mérite aucun de ces traitements. La vérité, en effet, est qu’il n’a une grande importance ni dans la vie, ni dans la littérature russe. M. E. Séménoff, qui s’en est occupé dans ses « Lettres russes » (Mercure de France, nos 238, 242), a vraiment beaucoup trop fait attention à lui. Il s’est laissé prendre au bruit que font autour d’eux quelques petits cercles ; son erreur de nouveau venu s’explique et s’excuse aisément.

L’existence même de ce nouveau cercle littéraire s’explique autant par les faits sociaux et politiques que par le progrès de la littérature. Né au moment des premières lueurs révolutionnaires, quand l’ancien groupe des « symbolistes » quittait les vêtements déjà râpés de l’impressionnisme et du mysticisme vague et se divisait en deux groupes, distincts mais non ennemis (des religionistes et des artistes purs), né, dis-je, au moment de ces importants événements, ce courant, n’était pas précisément nouveau : la vie, jusque-là opprimée, mettait à nu son grouillement primitif et chaotique, notre barbarie et notre enfance. Ce sont des « petits » plutôt que des « jeunes ». Certes les talents n’y manquent pas : Block, Remisoff, V. Ivanoff, presque tous sont des poètes bien doués. Je laisse de côté les autres, ceux qui, dépourvus de tout don littéraire, font grand bruit autour de leur « mouvement » et essayent de se donner pour ses « guides », comme M. Tchoulkhoff, celui-là même qui a fait faire à M. E. Séménoff la gaffe d’exposer ses « théories ».

C’est précisément comme manifestation littéraire et philosophique que le groupe en question est un groupe de « petits ». Il n’a rien donné de nouveau; ce qui lui semble nouveau n’est que trop vieux parfois, vieux comme le monde; mais le monde semble nouveau aux enfants. Les membres de ce groupe n’ont de sincère et de beau que leurs aspirations instinctives. Mais à peine éveillés, arrogants et, hélas! déjà contents d’eux-mêmes, ignorants et peu travailleurs, inconsciemment secoués par les événements sociaux, ils sont pitoyables avec leur vieille découverte du mysticisme vague, leur amoralisme primitif et surtout leurs prétentions philosophiques. Tout chez eux reste d’ailleurs flottant, informe et indécis. Ils ne savent bien ni ce qu’ils veulent, ni où ils vont. Avec des mots pris un peu partout et rapprochés au hasard, ils s’efforcent de construire quelque « système philosophique » ou quelque « théorie esthétiques »; le lendemain, ils lâchent sans regret leur oeuvre de la veille et se mettent à combiner d’autres mots, sans voir que leur nouvelle combinaison n’a pas plus de sens que la précédente. Du reste, l’« anarchisme mystique », qui a tant séduit M. E. Séménoff il y a quelques mois, est déjà abandonné pour le « réalisme mystique », formule aussi absurde que la première.

La tendance « érotique » que l’on rencontre dans la littérature russe de ces tous derniers temps n’a rien de nouveau non plus et s’explique également en grande partie par des circonstances sociales : la censure ayant été restaurée pour les choses d’ordre social et politique, la presse demeura libre, ou à peu près, dans les questions de « moeurs »; on s’est hâté d’user de cette unique liberté, et, tout naturellement, parce qu’on n’a pas l’habitude d’être libre, on exagère. Mais on ne donne rien de neuf : on prend seulement goût à dévoiler un coin de la vie, resté forcément caché jusqu’à maintenant. Les minutieuses descriptions érotiques de M. Arzibacheff, les réalités crues de M. Serguéieff-Zensky, les malpropretés cyniques de MM. Kouzmine et Ivanof, données par celui-là pour de l’hellénisme, par celui-ci pour du mysticisme, sentent parfois l’enfantillage, parfois la corruption, toujours un peu la barbarie. Pour la plupart de ceux qui ont quelque talent, les sujets érotiques ne sont que des sujets à la mode du jour; pour leurs grossiers imitateurs, un mauvais jeu sans conséquence. Aucun d’entre eux n’a abordé d’une façon sérieuse et originale la grosse question du sexe. Léonide Andréieff même qui, dans ses nouvelles Le Gouffre et La Brume, a instinctivement senti la tragédie du problème, n’a pas pu dominer son thème et arriver à une nouvelle compréhension du sexe, trouver une issue à cette impasse. Les anciens seuls l’ont fait, ceux qui s’étaient déjà autrefois occupés de ce problème.

Plusieurs, sortis des premiers groupes de « décadents » et de « symbolistes », sont restés fidèles aux principes de l’individualisme pur, presque de l’égotisme. Tel est F. Sologoub, poète un peu sec, mais incomparable et périlleux charmeur avec son culte du « Moi » ; il a fait des avances trompeuses et perfides à la barbarie, aux cercles des « petits »; en réalité, il ne se mêle pas à eux et demeure seul, froid, sombre, profond et pervers à sa manière. On trouve également de l’érotisme sérieux chez Valéry Brusoff, un autre poète. Celui-ci était déjà bien connu au temps des premiers « symbolistes ». Mais, loin de faire la moindre avance aux « petits », il est leur franc ennemi, parce qu’adversaire irréconciliable de la barbarie sous toutes ses formes. Sa poésie est colorée, brillante, aiguë et hardie, froide parfois, mais d’une froideur de métal, toujours sonore. Il est en outre un écrivain consciencieux. Son principe d’art, c’est l’art lui-même, l’art au sens le plus large, lié à la vie et à la culture universelles, descendant jusqu’aux profondeurs ténébreuses de l’âme des hommes et de l’âme des choses, jamais faible, indécis ou vague. Soutenu par son amour de « l’art pour l’art », V. Brusoff n’a pas cherché sa voie dans le sens de la lumière religieuse ; il ne s’est pas non plus hasardé avec « les plus jeunes » à découvrir des choses connues et n’a pris aucune part aux jeux pueras des « nouveaux mystiques ». Ces derniers, blessés peut-être, ont vite traité de « parnassien » et même d’« académique » un poète qui n’est ni l’un ni l’autre. Et si même il l’était? N’est-il pas suggestif le fait que pour ces « chercheurs » au maillot, qui ignorent sereinement tout de la culture, de l’art, de la philosophie et de l’histoire, le mot de « parnassien » sonne comme une injure? Il n’y a là-dedans d’injure que pour eux-mêmes. V. Brusoff et un groupe resserré autour de la revue moscovite la Balance (dirigée par Brusoff) l’ont d’ailleurs bien compris et poursuivent tranquillement leur guerre d’escarmouches contre les « mystiques » effrontés de Saint-Pétersbourg, ou plutôt contre leurs prétentions et leurs méprises, sans toutefois nier la valeur de quelques beaux talents égarés dans ces milieux tapageurs.

Mais, dira-t-on peut-être, les espérances littéraires de la Russie sont-elles donc toutes concentrées dans le petit cercle de Moscou? Faudrait-il chercher là l’unique source des courants futurs? Non, certes. Les espérances sont partout; le chaos sera fécond. Le groupe moscovite, qui d’ailleurs manque d’unité sur des questions de détail, n’est que le gardien des principes indispensables de l’art, de traditions souvent menacées, mais nécessaires à l’épanouissement futur de la littérature russe. Ce que sera cette littérature russe de demain, il est impossible de le dire avec précision. Dans quel sens ira le courant principal qui remue déjà dans le chaos de nos jours, nous n’en savons rien. Quelques indices à peine perceptibles permettent seulement de prévoir deux des caractères essentiels de la vraie littérature russe de l’avenir. Elle sera liée à la culture de l’Europe et du monde mais elle conservera les traits propres à l’âme russe. Un de ces traits est l’aspiration vers une vie religieuse, consciente et métaphysique autant que mystique ; l’art reposerait donc sur des conceptions religieuses. Ceci peut paraître étrange aux « Européens » habitués à confondre la religion avec l’église catholique ou à faire de la religion une affaire d’opinion individuelle. Or, le sentiment religieux du Russe, tout en étant détaché de tout cléricalisme, demeure quand même une tendance collective. Le poète métaphysicien fameux, Vladimir Solovieff, a été précisément l’interprète de ce sentiment religieux, de cette aspiration vers une « église anticléricale ». Ses idées, malgré leurs contradictions apparentes, sont des plus caractéristiques. La jeune littérature mystique les accepte en grande partie, bien que, égarée dans le mysticisme pur et dépourvu de bases philosophiques, elle soit incapable de comprendre la nécessité logique qui fait aboutir Solovieff à la religion. La vogue de Solovieff est le signe certain que le chaos actuel porte en soi les vrais germes de l’avenir.

Pour l’instant, classer nos prosateurs et nos poètes en groupes définis serait une tâche ingrate et vaine. Nous nous contenterons donc pour clore ces notes rapides, des grands cadres suivants.

On mettra d’un côté les écrivains restés fidèles aux règles de l’art raffiné, au travail sérieux et lent, et on y joindra ceux qui fécondent ces règles par des conceptions religieuses et philosophiques.

De l’autre côté, on est en présence d’un mouvement littéraire naissant, encore indécis et chaotique, plein de belles aspirations, mais démesurément prétentieux, ignorant, imitateur, incapable pour l’instant de se fixer et de se comprendre. Les écrivains de talent, qui s’y trouvent mêlés à d’adroits ambitieux, deviennent souvent les victimes de ces derniers. C’est, par exemple, le cas d’Alexandre Block, le chevalier de la Dame mystique qui perd beaucoup à répéter docilement des phrases vides sur le « mysticisme anarchiste » sans s’apercevoir de leur manque de sens. La même chose arrive aux écrivains de l’ancien cercle de Gorky.C’est te cas de Léonide Andréieff, chez qui on peut aisément noter la tendance à s’unir aux « petits », au risque de rapetisser aussi son talent brutal et inconscient. Son drame La Vie d’un homme est un symptôme très dangereux de sa décadence.

Mais à quoi bon s’attarder encore sur les faits pitoyables des jeunes cercles littéraires, sur leurs faiblesses et sur leur barbarie, si naturelle d’ailleurs? Il faudrait douter du développement de l’histoire, pour s’alarmer de tout cela. Aux moments où l’on pourrait se prendre à douter, il suffit, pour être rassuré, d’évoquer les grandes figures de Dostoïevsky, prophétique génie aux idées plus profondes que celles de Nietzsche, du poète et martyr Gogol, du grand Tolstoï enfin, qui vit encore. En méditant sur leur destinée qui fit d’eux des isolés, mais qui n’a pu briser leur force ou amoindrir leur grandeur, en voyant, en un mot, le passé de la littérature russe, on peut bien augurer de son avenir.

Les géants ne sont pas morts. Le sang de Pouchkine, de Gogol, de Dostoïevsky coule dans les veines de leurs petits enfants, de leurs disciples inconscients encore. La brume qui entoure la littérature russe de notre temps se dissipera et forcera les intrus et les esclaves à s’éloigner. Cette brume n’entoure pas seulement la littérature, elle s’étend sur la vie russe tout entière. Mais l’effort de libération se poursuit. Ne l’oublions pas.

1L’exposition russe, au « Salon d’Automne » de 1906, ainsi que les concerts russes au Grand Opéra de Paris au printemps de 1907, furent organisés par le Directeur de Mir Iskousstva, M. Serge Diaghilew.

Illustrer le futur en URSS

Nous marquerons une nouvelle fois une pause dans la publication de notre « feuilleton » critique, pour présenter un ouvrage inattendu, la surprise de cette fin d’été : Illustrer le futur en URSS. 1920-1970.

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Ce livre n’entre dans aucune de nos collections. C’est un coup de folie subit, survenu alors que nous étions en quête d’idées et de textes, et donc en train de fouiller dans les revues illustrées russes de l’entre-deux-guerres.

Entre 1920 et 1930, puis entre 1957 et 1970, la science-fiction soviétique a connu deux périodes de relative liberté, durant lesquelles elle a pu explorer des territoires jusqu’ici inaccessibles.

De nombreux illustrateurs ont alors mis leur talent à son service, donnant à ces idées, à ces mondes nouveaux, un caractère concret, et offrant ainsi à des millions de lecteurs quelque chose de rare en URSS : la possibilité de rêver.

Ce sont ces illustrateurs, pour la plupart inconnus en Occident, que nous avons voulu mettre à l’honneur, dans un ouvrage tout en couleur, avec au final 147 illustrations (couvertures, jaquettes, vignettes, gravures) par 42 dessinateurs différents.

Vous pouvez en découvrir un extrait en cliquant sur l’image ci-dessous.

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En raison du coût élevé de fabrication, cet ouvrage ne sera pas disponible en librairie et ne pourra être commandé qu’auprès de nous. Il paraîtra dans un mois tout juste, mais vous pouvez dès maintenant passer commande pour recevoir votre exemplaire à parution.

Illustrer le futur en URSS. 1920-1970

Broché, 52 p., format 23×29 cm, couleur, 147 illustrations

19 € frais de port inclus.

Pour commander, il suffit de nous envoyer un chèque (à l’ordre de Viktoriya Lajoye) à notre adresse postale (Éditions Lingva, 22A rue de la Gare, 14 100 Lisieux) ou de nous faire un virement via Paypal à l’adresse lviktoriya@aol.fr

Controverse 4 – Riposte d’Eugène Séménoff

Le courrier de Valéri Brioussov, lapidaire et péremptoire, ne méritait pas de réponse. Pourtant, piqué au vif, Eugène Séménoff va s’y atteler, non en écrivant une nouvelle chronique, mais en envoyant lui-même une lettre à la rédaction du Mercure de France, comme n’importe quel lecteur.

Une lettre de M. E. Séménoff

Mercure de France, novembre 1907

Mon cher Directeur,

Par la faute de la poste je ne reçois qu’aujourd’hui le Mercure de France du 1er septembre dernier, où je lis la lettre de M. Valère Brussov concernant mon article sur le « mysticisme anarchique ». M. V. Brussov proteste contre ma « division des poètes russes contemporains » qui le « place parmi les Parnassiens ». Je lui conseille de lire un article écrit à ce sujet par mon excellent confrère D. Philosophoff dans le Tovarichtch du 23 septembre dernier. Il y trouvera entre autres choses un passage concernant mes dernières chroniques dans le Mercure de France et la tempête soulevée par elles « dans la ruche des décadents ». Je lui signale tout particulièrement la conclusion de ce passage que je me permets de citer ici :

« Il (moi) a écrit son aperçu d’une manière fort objective et je ne comprends pas du tout pourquoi notre ruche s’est tant émue. V. Brussov proteste, il n’est pas parnassien. Cependant Viatcheslav Ivanoff, dans la conférence publique qu’il a faite au printemps dernier à l’École Supérieure des Femmes, le range lui et Balmont précisément parmi les parnassiens. En quoi est-ce la faute de M. Séménoff ? Si Viatch. Ivanoff lui-même, cet érudit, ce Tretiakovsky de notre « décadence » se trompe, qui alors comprend enfin quoi que ce soit ?… »

Je suis curieux de lire la réponse de M. V. Brussov à ces observations aussi spirituelles que vraies de M. Philosophoff, qui, elles, sont écrites en russe, je m’empresse de l’ajouter, car j’ai le droit de croire que M. Brussov lit mal le français. Autrement il aurait lu dans ma chronique du 16 juillet dernier (page 362) :

« En caractérisant ainsi les différentes tendances de la littérature russe actuelle, je ne fais que résumer, en les concentrant, les opinions courantes du monde littéraire. »

Les lecteurs viennent de voir par le témoignage de M. Philosophoff que mon affirmation est exacte, et ils nous départageront, M. Brussov et moi.

M. Brussov ne se contente pas de parler de son cas à lui, et étant partie il s’érige en juge et me condamne sans phrases: « En général, dit-il, toute la division des poètes russes faite par M. Séménoff est fausse. » Qu’en sait-il, lui poète ? Qu’il nous laisse le soin de le juger lui et ses égaux à nous, critiques littéraires. C’est le public et l’histoire qui prononceront en dernier essort.

Il serait vraiment très simple de classer les poètes et les artistes selon leur caprice ou leurs ordres. Nos aïeux auraient dû alors classer parmi les grands artistes le fou couronné qui, à son lit de mort, s’écria: « Quel grand artiste se meurt ! »…

M. Brussov a tort de s’étonner de la place que M. SéménofF donne au mysticisme anarchique, car ce n’est pas moi qui la lui donne, mais bien la polémique en Russie, et c’est à moi, chroniqueur et critique littéraire, de le constater et de le signaler honnêtement et impartialement à mes lecteurs. M. Brussov n’en est pas content et proteste. Contre qui? Contre moi ! Il se trompe d’adresse !

Agréez, etc.

E. Séménoff

Saint-Pétersbourg, le 13 octobre 1907.

Controverse 3 – La réponse de Valéri Brioussov

Voici avec hélas un peu de retard la suite de notre « feuilleton ». Les deux articles d’Eugène Séménoff suscitent des commentaires, à Moscou, dans les cercles des écrivains et poètes. Mais curieusement, un seul d’entre eux va prendre sa plume et contacter la rédaction du Mercure de France: Valéri Brioussov. Et ceci pour dénoncer de façon particulièrement lapidaire un minuscule détail le concernant au sein des deux articles. Une démarche très surprenante.

Une lettre de M. Valère Brussov.

Mercure de France, septembre 1907

Monsieur,

Espérant en l’impartialité habituelle du Mercure de France, je vous prie d’insérer ces quelques lignes.

M. E. Séménoff, votre correspondant de la Russie, dans sa division des poètes russes contemporains (v. le Mercure du 16 juillet), me place parmi les Parnassiens. Jamais je n’ai été Parnassien, jamais je ne le serai et maintes fois dans mes articles je combattis l’esthétique parnassienne ! En général, toute la division des poètes russes, faite par M. Séménoff, est fausse.

Au reste, je m’étonne fort de la place que M. Séménoff donne au « mysticisme anarchique », qui n’a pas plus d’importance chez nous que l’« intégralisme » en France.

Agréez, Monsieurs, l’expression de mes sentiments les plus distingués.

Valère Brussov

Moscou, 10 août 1907

Controverse 2 – Une précision d’Eugène Séménoff sur l’anarchisme mystique

Personne encore n’a répondu au premier article d’Eugène Séménoff, mais après sa publication, les discussions sont allées bon train en Russie, et curieusement, ce n’est pas tant sur l’érotisme qu’on l’a critiqué, mais sur la notion d’anarchisme mystique. Aussi Eugène Séménoff se sent-il obligé de préciser sa pensée, avec un nouvel article qui va réellement mettre le feu aux poudres.

Eugène Séménoff

Le mysticisme anarchique

Mercure de France, juillet 1907.

Qu’il me soit permis de débuter aujourd’hui – une fois n’est pas coutume – par un mot personnel. Ma dernière chronique a eu l’heur de susciter l’attention publique dans notre Landerneau littéraire. Pensez donc : j’avais abordé les nouveaux courants dans la littérature russe et, en en présentant un seul, – l’érotisme dans un aperçu forcément sommaire, – j’en avais parlé sans arrière-pensée aucune, mais avec toute l’indépendance et la liberté d’opinion que le Mercure accorde à ses collaborateurs. Plusieurs confrères l’ont compris et ont accueilli mon premier essai avec bienveillance et sympathie ; d’autres ont exprimé des regrets, trouvant mon « étude » (?) trop sommaire ; d’autres enfin m’en veulent de n’avoir cité que trois critiques russes : je leur promets de les citer, eux aussi, à la première occasion, si… elle se présente. Quant au fond de leurs griefs, à savoir que j’ai traité à la légère la littérature russe, je leur conseillerai de commencer par lire ce que je dis dans ma chronique (v. le Mercure du 15 mai) et ne pas se fier à des traductions plus ou moins exactes. Nous causerons après. Là, comme toujours, je cite et laisse parler les faits et les écrits eux-mêmes. Je n’interviens, je ne commente que lorsque cela est nécessaire pour éclairer, pour guider un lecteur étranger. C’est à cette méthode sûre, la seule loyale et productive, que je vais encore avoir recours aujourd’hui.

J’ai eu l’occasion de mentionner parmi les nouveaux courants de la littérature russe, l’anarchisme mystique, et de citer un de ses protagonistes, Georges Tchoulkoff, directeur des Flambeaux (Fakely). Comme nous allons le voir tout de suite, l’anarchisme mystique n’est pas une école, mais un courant de la nouvelle poésie russe, comme l’appellent beaucoup de jeunes qui se parent d’un titre générique ou plutôt général de symbolistes et qu’on peut diviser en trois branches : décadents, romantiques néochrétiens et anarchistes mystiques, lesquels se subdivisent encore. Les décadents sont 1°) les Parnassiens : Valery Brussov, Serge Soloviev, Max Volochine, etc. ; 2°) les décadents purs : K. Balmont, Féodor Sologoub, M. Kouzmine, etc. – Les romantiques néochrétiens ont les meilleurs noms : D. Merejkovsky, Zinaïde Hippius, D. Philosophoff, Berdiaieff, André Biely, etc., qui sont des symbolistes par excellence. – Enfin les anarchistes mystiques sont représentés par le groupe de : Viatcheslav Ivanoff, Alexandre Blok, Serge Gorodetzky, Georguy Tchoulkoff, etc.

Je crois n’avoir oublié aucun des travailleurs plus ou moins en vue du Laboratoire moderne d’où sortent les nouvelles idées littéraires, la nouvelle poésie.

J’ai laissé de côté Gorky, Léonide Andreïeff, le doyen Korolenko, le grand patriarche de Iasnaïa Poliana, ainsi que plusieurs autres noms tels que Kouprine, Boris Zaitzeff, Goussef-Orenbourgsky, J. Bounine, Sérafimovitch et des plus jeunes dont je parlerai encore, etc., et qui ne croient pas aux bonnes écoles, mais aux bonnes œuvres. Cependant, et c’est la caractéristique de notre époque en mal de transformation littéraire, pour des raisons d’affinité ou toute autre cause qui se révélera sûrement, de nouvelles combinaisons sont en train de se produire, et les anarchistes mystiques, par exemple, vont marcher avec l’homme qui à l’heure qu’il est attire le plus l’attention et inspire le plus d’espérances littéraires, avec L. Andréïeff, dont une nouvelle œuvre paraîtra dans la prochaine livraison des Flambeaux.

En caractérisant ainsi les différentes tendances de la littérature russe actuelle, je ne fais que résumer, en les concentrant, les opinions courantes dans le monde littéraire. Pour en avoir le cœur net et afin de donner à nos lecteurs des chroniques documentées, je me propose de faire parler devant eux les écrivains mis en cause, eux-mêmes. Pour commencer, je donne la parole à M. G. Tchoulkoff, directeur des Flambeaux, qu’il alluma après s’être séparé, avec ses amis, du groupe d’écrivains de talent : Merejkovsky, Hippius, etc.

À ma demande de bien vouloir définir, pour les lecteurs du Mercure, l’anarchisme mystique, il le fit, avec la meilleure grâce et avec une parfaite courtoisie, dans ces termes :

« Un de mes critiques, qui m’avait plus d’une fois attaqué très vivement, est tout récemment arrivé à cette conclusion : que ‛toute la jeune littérature russe’ demeure dans le giron de l’anarchisme ‛mystique’. Je pense que cette affirmation est loin d’être vraie, et je m’explique.

L’anarchisme mystique n’est pas un école littéraire qui prétende découvrir de nouvelles méthodes dans l’art.

L’anarchisme mystique est un certain ensemble complexe d’idées philosophiques que j’ai cru nécessaire de mettre à jour en raison de la crise religieuse et philosophique que la société cultivée traverse à l’heure qu’il est en Russie. Je ne suis pas à même, cela va sans dire, d’exposer dans un court entretien toute l’idéologie de l’anarchisme mystique, je dirai seulement qu’il jette une nouvelle lumière sur l’idée de la personne humaine et propose un nouveau schéma de la théorie du progrès. Tout cela n’est pas encore complètement étudié, mais la littérature considérable provoquée par mes brochures et articles dans les Flambeaux me fait penser que ce n’est pas par pur hasard que les mots d’ordre des idées que j’ai énoncées agitent tant de monde : j’ai deviné que l’homme russe contemporain se trouve à un certain tournant psychologique.

Les idées mystico-anarchiques ont surgi sur le terrain de désillusion de la philosophie du positivisme courant et comme une protestation, d’un autre côté, contre le nouveau dogmatisme aveugle auquel sont enclins les restaurateurs de l’orthodoxie et nos néo-chrétiens. Le schéma de l’anarchisme mystique est celui-ci : la personnalité s’affirme par la volonté. Se relevant dans le monde empirique, la personnalité humaine se heurte à l’antinomie de la liberté et de la nécessité. Vaincre la nécessité n’est possible que par l’amour, dont la nature est définie, non pas par la morale, mais par la religion. Demeurant sur le terrain du réalisme mystique, nous nous affirmons non seulement métaphysiquement, mais aussi mystiquement. La personne demeure dans le giron du principe absolu, mais le principe absolu lui-même affirme d’une manière immanente son existence dans la personnalité humaine, car la personne c’est l’absolu en devenir.

La personne aspire à l’unité, mais cette unité n’est pas élémentaire, mais absolue ; par conséquent elle comprend toute la complexité et la plénitude de la vie.

La personne s’affirme non pas dans l’individualisme isolé, mais dans l’individualisme suprême et parfait qui cherche son expression dans la sociabilité. La sociabilité ne conduit la personne à son affirmation que dans le cas où elle est basée sur les principes de l’union anarchique et libre de l’amour. La sociabilité, fondée sur les principes du droit et de la contrainte, n’affirme pas, mais tue la personne. De là notre attitude intransigeante et révolutionnaire envers tout étatisme et envers l’institution de la propriété.

Nous ne posons aucune limite ni ne connaissons aucune autorité. Ainsi le principe moral ne nous pousse pas vers la non-résistance au mal. Notre attitude envers le processus historique est par conséquent toujours active.

À chaque moment de l’histoire, nous nous appuyons sur le groupe qui n’est pas dépravé par la construction politique et qui est révolutionnaire par excellence. Cependant nous ne faisons pas que détruire, mais nous créons aussi. Mais notre création est complètement étrangère au principe mécanique. Notre création est celle de l’amour. Et les seules normes que nous reconnaissons sont celles de l’art, c’est-à-dire les normes musicales.

Mon ami et maître Viatcheslav Ivanov donne une conception un peu différente de l’« anarchisme mystique ». Chez lui, on aperçoit un certain écart vers la passivité et l’indifférentisme par rapport au processus social. Établir la différence de ces deux conceptions de l’anarchisme mystique est l’affaire de la critique académique, laquelle ne va pas tarder, car notre jeune philosophe de grand talent, Alexandre Meier, va incessamment publier son grand travail philosopho-scientifique : Qu’est-ce que l’anarchisme mystique ?

Quant aux rapports entre l’anarchisme mystique et les écoles littéraires, on ne peut tirer de son essence même que la conclusion suivante : la vraie poésie, en tant qu’elle est irrationnelle, s’affirme toujours sous la marque de l’anarchisme mystique. Il est cependant difficile de nier l’influence d’un credo sur telle ou telle école littéraire. Même nos décadents qui ont proclamé le principe de l’indépendance de l’art prirent à proprement parler une position d’idées assez solide. En considérant ce côté rationnel de la poésie, il faudra reconnaître que l’anarchisme mystique donne une base théorique à une école poétique définie. Cette école, dont les principes sont défendus avec succès par le poète de talent Viatcheslav Ivanov, est l’école mytho-créatrice, qui trouve son expression dans les recueils et livres de la publication Orae à Saint-Pétersbourg. L’essence de cette école se caractérise par le besoin non seulement d’incarner les survivances de la personne, mais aussi d’affirmer ces survivances, comme des réalités précieuses en elles-mêmes, comme un mythe. Une telle réalité pour Viatcheslav Ivanov est, par exemple, le mythe de Dionysos.

Quant aux recueils des Flambeaux, que j’ai l’honneur de diriger, ils ne défendent les idées mystico-anarchiques que dans les articles théoriques et excluent tout programme de la rubrique poésie. Ici, à côté des œuvres de Viatcheslav Ivanov, je publie avec joie celle de Léonide Andreïeff, Feodor Sologoub, Alexandre Blok, L. Zinoviev-Hannibal, S. Gorodetzky et quelques autres… »

Ainsi parla M. Tchoulkoff qui fait en même temps la critique théâtrale dans le grand quotidien le Tovarichtch.

Je passe sur l’amitié que les uns professent pour M. Tchoulkoff, sur la critique des autres qui le démolit. Habemus confitentem reum : en fait de document je ne puis donner une confession littéraire d’un jeune plus complète que celle que je viens de donner. L’époque que la Russie traverse est trop intéressante sous tous les rapports pour en négliger un élément quelconque. Je les présenterai tous – au point de vue littéraire et artistique – au fur et à mesure, en toute conscience et toute liberté, restant moi-même fidèle aux vieilles et bonnes traditions de la littérature russe qui va de Pouchkine à Korolenko et à Gorky, oui, à Gorky, que d’aucuns enterrent déjà, et de Belinsky à Mikhaïlovsky et me rappelant toujours le mot de mon éminent maître et ami G. Brandes :

« Il n’y a pas de bonne ou mauvaise école, il n’y a que de bonnes ou mauvaises œuvres. »

Les premières restent, les autres… passent.

Une controverse critique en 1907-1908: Eugène Séménoff contre Valéri Brioussov et Zinaida Hippius

La réédition sur ce blog de l’article de Valéri Brioussov, suivi du long commentaire de Jean-Paul Bourdon, nous ont donné l’idée de ressortir une série d’articles et de lettres publiés en 1907 et 1908 dans le Mercure de France, concernant la littérature russe du début du siècle. Nous en ferons une sorte de feuilleton, à raison d’un article par jour, pendant une semaine.

Eugène Séménoff (en russe, Evguéni Semenov, pseudonyme de Solomon Kogan) est un journaliste, activiste politique et critique littéraire né dans la région d’Odessa en 1861. Il s’exile en raison de ses idées pacifistes et démocratique, passe par Genève puis s’installe en France, où il publie divers ouvrage et devient chroniqueur littéraire pour le Mercure de France. En 1907, il retourne en Russie, mais parvient à maintenir sa chronique. En 1917, il est mêlé à l’affaire des « documents Sisson »: un de ses confrères, qui n’est autre que Ferdynand Ossendowski, lui transmets des documents qui font de Trotski et de Lénine des agents allemands. Séménoff les publie, puis se les fait acheter, pour 25000 dollars, par l’Américain Edgar Sisson. Ces documents s’avèreront être des faux. En 1921, Séménoff repart en exil, à nouveau en France, où il meurt en 1944.

C’est suite à son premier retour en Russie, en 1907, qu’il publie un article de sa chronique, par lequel l’affaire va commencer. Le voici donc…

NB: cet article, comme tous les autres, ayant été rédigé directement en français, nous n’avons pas modifié les translittérations des noms propres, même si elles sont parfois fluctuantes.

E. Séménoff

Lettres russes

Mercure de France, 1907

Dans cette chronique que j’écris de Saint-Pétersbourg, où je me trouve après une absence involontaire d’un quart de siècle, j’aurais voulu parler de mes impressions personnelles. Le froid, la neige et les glaces qui recouvrent encore la Néva immédiatement affrontés après la chaleur, le soleil et le renouveau printaniers de Paris ; un pays que j’ai quitté dans un silence de mort et que je retrouve retentissant des discours enflammés de la Douma; une littérature qui était le domaine de quelques privilégiés et qui est devenue quasi universelle, étendant son empire sur toutes les choses, sur tous les phénomènes de la vie sociale. Que d’impressions, que de comparaisons, que de constatations à faire ! Mais la place est restreinte, les pages sont comptées et il faut se borner à ce que je trouve de nouveau, d’inédit dans la littérature russe, et cela non seulement au point de vue des noms d’auteurs ou de leurs oeuvres, mais surtout des nouvelles tendances, des nouveaux courants dans la littérature russe. À distance on suit les revues, on lit les oeuvres, on est fidèle aux Samedis littéraires, aux revues du mois des fins et délicats critiques, tels que Gornfeld, Iakoubovitch, Nevédomsky, etc. ; mais on est toujours tant soit peu en retard. Ici, sur place, c’est autre chose : on lit de même, mais, en plus, on voit et on entend en fréquentant – je ne dirai pas, et pour cause ! les cabarets libraires, – mais les soirées littéraires, soirées de discussion, d’affirmations nouvelles, de lectures inédites, de polémiques courtoises, mais passionnées, chaleureuses, et souvent révélatrices, pour un nouveau venu surtout.
C’est ainsi qu’à peine arrivé à Saint-Pétersbourg je suis tombé en plein champ de bataille : guerre civile dans le camp des décadents et symbolistes, représentés par la revue la Balance dont j’ai eu déjà l’occasion de parler, entrée en ligne d’une petite phalange de jeunes qui s’intitulent ou qu’on intitule anarchistes mystiques; cliquetis d’armes, bruits de guerre – heureusement de papier et d’encre – pour ou contre la littérature érotique qui vient de faire ici son apparition bruyante, pour ne pas dire scandaleuse. C’est de cette dernière que je vais parler aujourd’hui, quitte à revenir dans mes chroniques suivantes aux autres nouveautés de la littérature russe contemporaine.
La littérature russe, réaliste depuis presque un siècle, n’a jamais connu d’excès dans le sens même du naturalisme, n’a encore moins jamais penché aux descriptions érotiques, cette pierre d’achoppement pour l’art, comme la question sexuelle l’est pour la morale. Est-ce à dire que la littérature russe ait été ou soit pudique, bégueule ou hypocrite ? Que non pas. Le réalisme de Gogol, de Dostoievsky, de Tolstoy et même du délicat Tourgueneff témoigne assez pour elle, pour sa santé, pour sa maturité pleine et entière. Mais, comme l’a fort bien dit Tourguéneff, « une statue n’est jamais nue », l’art n’est jamais pornographique. Autrement pensent, conçoivent et procèdent tout un groupe de jeunes non dépourvus cependant de talent, tels que Arzybacheff avec sa Vie Humaine, Sanine, Ombres matinales, la Mort de Landé ; Kamensky avec son Diplôme, Quatre, etc.
Leurs descriptions érotiques ne sont pas des incidents dans leurs récits, ils s’y plaisent, ils en font le principal thème, le leit-motif de leur oeuvre, le trait caractéristique de leur action littéraire. On peut goûter au point de vue artistique toutes les comparaisons entre les nudités d’un corps de femme et celles d’une statue, mais q’y a-t-il de commun entre l’art et les descriptions des mains qui retirent la chemise de dessus les « jambes et le ventre »… (La Vie Humaine, Arzybacheff) ou du rêve de l’officier Zaroudine (même auteur) avec sa « nuance de méchante satisfaction du fait que cette jeune fille pure, intelligente et lettrée, sera étendue sous lui, comme n’importe quelle autre, et qu’il fera avec elle ce qu’il voudra tout comme avec d’autres… » Des scènes comme celles où tout « nage autour dans un chaos brûlant et terrible de jouissance et de souffrance », où des jambes nues « tremblent avec impudence et souffrance de l’attouchement des mains qui les découvrent » (Ombres matinales)… « Le corps mou et élastique tremble et se serre contre lui, résigné et exigeant »… (La Mort de Landé) « et soudain tout disparut, excepté eux deux et le bonheur complet de deux corps enlacés, fort et tendre, grand et petit, ferme et souple, enveloppant l’un l’autre d’une chaleur doucement accablante et d’un brouillard épais et chaud. Des yeux clairs énormes, devenus soudain noirs comme l’abimé; les cheveux soudain tombés en onde épaisse, et deux bras tremblants demeurèrent seuls devant Poutchaieff, et une jouissance aiguë, heureuse comme un songe embrassant tout, leur devient commune » (Vie Humaine)
Je n’ai pas besoin d’aller plus loin dans la description exclusivement utilitaire, sexuelle des seins et autres parties du corps féminin, des odeurs féminines, etc. Je citerai encore une scène qui hurle avec et contre toutes les traditions de la littérature russe.C’est toujours dans la Vie Humaine. Deux jeunes gens s’aiment; mais la jeunesse et la pureté se dressent entre eux et les retiennent. La description en est belle et conforme aux moeurs russes du milieu universitaire. Surviennent les journées de la révolte des navires de guerre de la Mer Noire; la jeune folle croit que l’aimé, l’étudiant Koutchaieff, est tué. Mais il n’est pas tué, il arrive, et la joie des jeunes gens ne s’exprime que par le silence avec lequel ils passent tous les deux immédiatement dans sa chambre à elle où tout… est bientôt consommé (v. plus haut). « Il sembla ensuite étrange à Koutchaieff de se rappeler qu’ils ne se sont pas dit un mot, et tout fut consommé »…
Alors vous voici cuirassés contre tout ce que les auteurs érotiques vous font lire. M. Kamensky, dans sa Léda, présente son héroïne simplement recevant ses amis toute nue, portant seulement des pantoufles d’or. Elle a beau parler et se répandre en dissertations sur un beau corps jeune qui n’a pas besoin de poursuivre des visées de débauche et de dépravation, que la « basse curiosité » n’a rien à voir dans le « grand mystère » et le « culte sacré ». Elle reste toujours nue et excitante et pénètre son interlocuteur et demeure pénétrée elle-même d’un désir, d’un rut tout bestial. M. Kozmine n’en reste plus là et dans ses Ailes raconte comment son jeune héros se sent des ailes d’aspirations idéalistes depuis qu’il vit – comment dire ? – maritalement avec un homme ! De même Mme Zinovieff Annibal raconte avec des détails plus que suggestifs, dans son livre intitulé Trente trois monstres et que la justice à la mauvaise idée de poursuivre, les amours de deux femmes.
Vous êtes déjà assez dégoûtés de cette marée montante d’érotisme lorsqu’arrive M. Kamensky, déjà nommé, qui vous secoue par son Quatre. Les quatre sont quatre femmes que l’officier de la garde Nagoursky pendant son voyage rencontre en deux jours et prend successivement l’une après l’autre, bien qu’inconnues de lui et qu’il fût inconnu d’elles. Des détails physiologiques tant que vous voulez psychologie, vraisemblance, art – néant. Il n’en faut pas d’ailleurs. L’érotisme suffit.
C’est une littérature spéciale, j’allais dire professionnelle, technique. Mais je m’en retiens. Le bruit que ce genre littéraire fait actuellement dans notre République des Lettres ; un certain talent dont les auteurs cités ne sont pas dépourvus ; le temps extraordinaire de tumulte et de transition où nous vivons ; en un mot tout ce qu’une époque révolutionnaire présente de temporaire, de passager, me fait un devoir non seulement de signaler à mes lecteurs ce phénomène de la littérature russe contemporaine, mais aussi d’en parler avec mesure, sans exagérer le mal, ni trop crier au péril que, dans d’antres conditions, présenterait une avalanche pareille d’érotisme souvent sadique, ainsi que les lecteurs ont pu s’en convaincre par les indications que j’ai données dans cette chronique. Ce courant érotique dans la littérature russe, je le répète, est passager, comme sont passagers tous les malheurs du moment que nous traversons en Russie.
C’est preuve qu’on recherche douloureusement et avec angoisse de nouvelles voies, manifestation que nous n’observons pas qu’en Russie. C’est sérieux, mais non tragique.
Memento. – Très symbolique et nouveau genre la Vie d’Homme, de Léonide Andreieff. Vivante, entraînante la nouvelle pièce du prince V. Bariatinsky, le Comptoir de Bonheur, présentée par la troupe de Mme Iavorskaïa une seule fois à Saint-Pétersbourg, entre deux trains qui emportent la troupe et la pièce à travers toutes les grandes villes de province. Signalons encore les deux premières livraisons des Flambeaux (Fakely) de la nouvelle école littéraire, anarchiste-mystique, dont le jeune G. Tchoulkoff est le chef. Nous aurons d’ailleurs l’occasion d’en parler encore. Signalons aussi la pièce d’un jeune écrivain qui fait beaucoup parler de lui : Dieu de Vengeance, par M. Cholom Ach.

 

Valeri Brioussov – Lettre sur la littérature russe

Valeri Brioussov n’a à notre connaissance par été traduit en français de son vivant. Il est pourtant régulièrement cité dans la presse d’alors comme un auteur, poète et critique important. Cette dernière activité aura été d’ailleurs fondamentale pour la littérature du tournant du siècle, car Brioussov aura aidé à faire émerger toute une série d’auteurs importants.

Parmi les rares écrits qu’on connaît de lui dans la presse française, se trouve un cours article publié en 1905 et consacré à un bref panorama de la littérature russe contemporaine. Nous le reproduisons ici en intégralité. Du fait qu’il a probablement été rédigé directement en français (une langue que Brioussov maîtrisait parfaitement), nous avons fait le choix de respecter les translittérations, parfois étonnantes, des noms propres.

Lettre sur la littérature russe par Valère Brussov

Valery_Bryusov_c._1900

Première parution : Le Beffroi, 1905.

Après l’épanouissement du roman qui, vers 1860 et 1870, fut représenté par Dostoïevsky, par Tourguénieff et par Tolstoy, la littérature russe tomba en déchéance. Pas un talent vraiment remarquable (excepté toutefois Vsevolode Garchine, mort tout jeune) n’a paru pendant ce temps. Mais les dernières années du siècle passé furent pour les lettres russes une époque de renouveau.

Le mouvement le plus connu à l’étranger est celui auquel se rattache le nom de Maxime Gorky. Ses œuvres eurent un grand succès en Allemagne et parurent également dans quelques éditions françaises (entre autres dans celles du « Mercure de France »). Gorky est incontestablement un talent original ; on rencontre dans ses récits des types surprenants, mais il lui manque la profondeur de perception et la largeur des horizons. Le succès dont jouissent ses œuvres est exclusivement dû au milieu qu’elles dépeignent. Mais les mêmes types, à se répéter toujours dans ses livres, finissent par fatiguer. Son procédé est purement romantique, et ce romantisme est parfois de mauvais goût. Ce dernier temps, ayant abandonné la nouvelle, Gorky s’est livré au théâtre. Son chef-d’oeuvre dramatique, Les Bas Fonds, n’est qu’une série de scènes dialoguées tirées de ses romans. Quant à son drame, Les Habitants des Villas, il ne s’élève pas au-dessus de la médiocrité. L’Homme, un poème en prose, paru l’automne dernier, est un assemblage d’exclamations de rhétorique, un pêle-mêle d’idées mal comprises de Nietzsche et de Carlile.

Une beaucoup plus grande portée artistique peut être attribuée au talent de Léonidas Andréïeff, rangé dans le groupe de Gorky. Il doit être considéré, depuis la mort prématurée d’Antoine Tchékoff, comme le plus remarquable nouvelliste russe. Ses pages sinistres, au langage suggestif et exceptionnel, éveillent les questions sombres et compliquées de la psychologie humaine. Par quelques côtés de son talent il s’approche du génie d’Edgar Poë, tout en conservant une âme purement russe. Son chef-d’oeuvre est un récit publié en l’automne de 1904 sous le titre de La Vie du Père Tivéisky. C’est l’histoire d’un pauvre prêtre de village qui, après avoir eu la foi naïve en la justice de Dieu, est conduit à tous les doutes par toutes sortes de malheurs et de misères. Dans un élan de demi-extase et de demi-désespoir, le pauvre prêtre adresse à un mort les paroles mêmes de Jésus-Christ : « C’est moi qui te le dis, lève-toi ! » Le miracle ne s’accomplit pas ; le cadavre reste immobile. Le prêtre succombe à une violente commotion et meurt. C’est cette éternelle question que l’auteur pose encore une fois par : Comment Dieu peut-il exister s’il y a la mort ? – Il y a peu de jours, a paru un nouveau récit de L. Andréïeff, Le Rire Rouge, où il a tenté de dépeindre toute la folie de la guerre. On trouve dans ces pages des scènes troublantes, cependant Andréïeff n’a pas réussi à esquisser un tableau épique : il est trop psychologue pour cela.

Au même groupe appartiennent encore I. Bounine, E. Tchirikoff, S. Naïdénoff, S. Iouchkévitch, etc., mais leur talent est considérablement inférieur à celui de Gorky et d’Andréïeff.

Un cercle moins connu à l’étranger est représenté par des écrivains qui appartiennent à un mouvement d’idées analogue à celui qu’on appelait en France « la décadence » et « le symbolisme ». Les poètes de ce groupement se divisent en deux écoles.

La première, c’est l’ancienne génération qui s’était jointe déjà, vers 1890, aux groupements littéraires de l’Occident. Peu à peu ceux-là ont passé des questions purement esthétiques aux questions presque exclusivement mystiques et religieuses. Les prêcheurs des idées de Nietzsche et d’O. Wilde se mirent à enseigner un christianisme renouvelé, une église nouvelle qui remplacerait le catholicisme, le schisme et le protestantisme. Cette église nouvelle, celle de St-Jean, s’efforce de joindre les principes de l’humilité chrétienne à celle de l’individualisme païen, les idéaux du christianisme à ceux du dionysisme. Des réunions philosophico-religieuses organisées dans le but de propager ces idées attirèrent un grand nombre d’auditeurs parmi le clergé et les cercles de la haute société de Saint-Pétersbourg. L’organe de ce groupe fut La Voie nouvelle, une excellente revue mensuelle qui, malheureusement, a cessé de paraître cette année. Les personnes qui ont pris une part très active à cette publication sont Mme Zénaïde Guippius, MM. D. Mérejkovsky, N. Minsky et V. Rosanoff.

L’âme de ce mouvement fut, il faut le reconnaître, D. Mérejkovsky. Ses études sur L. Tolstoy et sur Dostoïévsky et ses deux romans : Julien l’Apostat et Léonardo da Vinci sont traduits en langue française, anglaise, allemande, italienne et autres. Toute la philosophie de ses doctrines est exposée dans ces œuvres. Dans son dernier roman, Pierre et Alexis, qui est en cours de publication, Mérejkovsky démontre une fois de plus la lutte des deux principes universels. Pierre est, dans cette histoire, un représentant du paganisme, et son fils Alexis, du christianisme. La lutte du père et du fils est figurée comme une antithèse éternelle du Christ et de l’Antichrist. Il y a de belles pages dans ce livre, la caractéristique de Pierre est brillante, mais une trop grande érudition et une partialité évidente nuisent à l’impression qui s’en dégage.

Un peu plus tard que le groupement de La Voie Nouvelle, se leva à la défense des nouveaux principes de l’art la seconde génération de poètes qui restèrent toujours fidèles aux principes exclusivement esthétiques. À l’heure actuelle, ces écrivains sont groupés autour de deux librairies : « Le Scorpion » et « Le Griffon » et aussi autour de la revue La Balance. La plupart de ces poètes sont influencés par Verlaine, par Mallarmé, par Verhaeren, par Maeterlinck…

Le plus remarquable d’entre eux est un poète lyrique : Constantin Balmont. Quelques traductions de ses poésies ont paru dans La Plume. Par la puissance de son talent il est un des plus grands poètes russes ; ses chants tendres et mélodieux ont entièrement transformé le vers russe, en le dotant d’une sonorité tout à fait neuve. Il vient de paraître un nouveau recueil de vers de C. Balmont : La Liturgie de la Beauté ; l’auteur y chante en hymnes passionnés les éléments : le feu, l’eau, l’air, la terre… De tous les poètes du monde, Balmont rappelle le mieux Shelley, aussi a-t-il admirablement réussi à traduire son œuvre complète. En outre, possédant une vaste connaissance des langues, M. Balmont a donné aux lecteurs russes des traductions d’Edgar Poë, des meilleurs drames de Calderon et toute une série de pièces de Hauptmann, Ibsen et Maeterlinck.

Un phénomène tout à fait original dans la littérature russe contemporaine est M. André Bjély (un pseudonyme). Quoique très lié au cercle du « Scorpion » il est entièrement adonné aux recherches mystico-religieuses qui le rapprochent du groupement de « La Voie Nouvelle ». Jeune encore, il a devant lui tout un grand avenir. Son dernier livre intitulé Le Renouvellement représente une symphonie, genre tout-à-fait extraordinaire, quoique chose de neutre entre le récit et la poésie en prose, entre les visions d’un halluciné et la simple description de la réalité. Le réel et l’irréel se côtoient dans cet ouvrage étrange et, des détails les plus familiers de la vie, l’auteur y fait découler des causes mystiques et mystérieuses.

Parmi les autres œuvres récentes de la jeune littérature il faut citer Les Vers à la Belle Dame, par A. Block, – des hymnes à une « Dame » mystique ; un recueil de poésies lyriques, La Translucidité, par Venceslas Ivanoff, poète remarquable par la vérité de ses images et l’originalité de son style sagement paré de néologismes sur Dionysos – dieu de l’immortalité dans la croyance des Grecs – La Religion hellénique du dieu souffrant. Nommons encore Le Livre des Contes, par T. Sologoub, un recueil de petites paraboles très spirituelles et irréprochables de forme.

Il faut remarquer cependant que la malheureuse guerre et les désordres intérieurs, menaçant de prendre les proportions d’une révolution, ont pendant toute l’année enrayé la vie naturelle de la littérature. Le public a perdu le goût des éditions artistiques ; le commerce des livres a baissé. Seule, la vente des journaux quotidiens s’agrandit sensiblement, le tirage de quelques-uns d’entre eux a atteint le nombre de 160.000 – chose inouïe en Russie.

Récit sur un ivrogne

Les XVIIe et XVIIIe siècles, en littérature russe, offrent des spécimens de croisement entre la littérature populaire et la littérature orale assez étonnants. Il s’agit le plus souvent de contes, qui nous ont été conservés soit par des imprimés (voir le Conte ancien sur le juge Chemiaka), soit par des manuscrits. Nous avons déjà utilisé cette deuxième catégorie pour publier deux contes sur Ilya Mouromets. Mais il ne s’agit pas que de bylines mises en prose : il y a aussi des contes satiriques, parfois anticléricaux.

Ces textes ont été pour l’essentiel publiés à l’époque soviétique, et il se peut qu’un jour, nous puissions en tirer un recueil. C’est là un de nos vieux souhaits, mais cela demanderait cependant beaucoup de temps et d’efforts pour traduire ces récits dont la langue est évidemment vieillie.

En attendant, nous vous en proposons ci-dessous un exemple, avec le Récit sur un ivrogne (Skazanie o bražnike). On connaît de celui-ci plusieurs variantes. Nous avons suivi celle éditée par V. P. Adrianova-Perets dans son article « Iz istorii teksta antiklerikal’nyx satir (‛Skazanie o bražnike’ i ‛Skazanie o pope Save’ », Trudy Otdela drevnerusskoj literatury, 1957, Akademija nauk SSSR, T. 13, p. 498-499. Mais on pourra trouver d’autres versions sous le titre de Povest’ o bražnike, publiées par exemple par V. P. Adrianova-Perets, Russkaja demokratičeskaja satira XVII veka, 1977, Moscou, Izdatel’stvo « Nauka » (avec commentaires) et par A. Afanassiev, Narodnye russkie legendy, 1859.

Les russisants pourront lire à son sujet une étude dotée d’une bibliographie assez complète ici.

Pour cette traduction, nous avons adopté une façon de faire quasi juxtalinéaire, de manière à montrer le style tout particulier de ces contes, à la limite de l’oralité.

Récit sur un ivrogne

Сказание о бражнике

Texte satirique du XVIIe siècle

Il était une fois un ivrogne qui buvait beaucoup, et à chaque godet, à chaque repas il célébrait Dieu. Par le mandement de Dieu, un ange vint chez lui, prit son âme, la déposa à côté des portes de l’honorable paradis et partit.

Alors, l’ivrogne commença à vadrouiller à côté des portes de l’honorable paradis. L’apôtre Pierre vint et lui dit : « Qui vadrouille à côté des portes de l’honorable paradis ? » L’ivrogne lui répondit : « Je suis un ivrogne, je veux être avec vous, au paradis ». Et l’apôtre Pierre lui répondit : « Les ivrognes n’ont pas le droit d’y entrer, on n’installe pas les ivrognes au paradis, le martyre éternel est destiné aux ivrognes ». Alors, l’ivrogne lui répondit : « Mais qui es-tu, seigneur ? J’entends ta voix mais je ne connais pas ton nom ». Pierre lui répondit : « Je suis Pierre, l’apôtre primordial. Dieu m’a confié la clé de l’honorable paradis ». Alors, l’ivrogne lui répondit : « Seigneur Pierre, est-ce que tu te souviens quand, pendant la crucifixion de Christ, tu l’as renié ? Ce sont tes larmes qui t’ont aidé, sinon, tu ne serais pas au paradis, c’est pourquoi Dieu t’a donné la clé de l’honorable paradis. Et moi, chrétien orthodoxe, pourquoi tu ne me laisses pas passer au paradis ? Moi, ivrogne, je buvais de bonne heure, et à chaque godet je célébrais Dieu ». Pierre, humilié, s’en alla.

L’ivrogne recommença à vadrouiller à côté des portes de l’honorable paradis. L’apôtre supérieur Paul vint et lui dit : « Qui vadrouille à côté des portes de l’honorable paradis ? ». L’ivrogne répondit : « Je suis un ivrogne, je veux être avec vous, au paradis ». Paul lui répondit : « Les ivrognes n’ont pas le droit d’entrer au paradis, le martyre éternel est destiné aux ivrognes ». Alors l’ivrogne répondit : « Mais tu es qui, seigneur ? J’entends ta voix mais je ne connais pas ton nom ». Paul lui répondit : « Je suis Paul, l’apôtre supérieur, j’ai ressuscité la terre paisible ». L’ivrogne lui répondit : « Seigneur Paul, tu te souviens quand Dieu t’a donné le droit de convertir les croyants au Christ, et que tu as tué le diacre Stéphane avec une pierre ? Et maintenant, pourquoi tu es au paradis, et moi, chrétien orthodoxe, pourquoi tu ne me laisses pas passer au paradis ? Je buvais toujours, de bonne heure, et à chaque godet je célébrais Dieu ». Paul, humilié, s’en alla.

L’ivrogne recommença à vadrouiller à côté des portes de l’honorable paradis. Le roi David vint vers les portes et dit : « Qui vadrouille à côté des portes du paradis honorable ? » L’ivrogne lui répondit : « Je suis un ivrogne, je veux être avec vous, au paradis ». Le roi David dit : « Dieu ne se dérangera pas, et tu n’es pas prêt au règne éternel, mais le martyre éternel t’est destiné. Va-t’en, homme ». Alors, l’ivrogne dit : « Mais qui es-tu, seigneur ? J’entends ta voix mais je ne connais pas ton nom ». Le roi David lui dit : « Je suis le roi David ». Alors, l’ivrogne lui répondit : « Tu te souviens quand tu as envoyé ton serviteur au service, que tu as ordonné de le tuer, et que tu as mis sa femme dans ton lit ? Pourquoi, donc, tu es au paradis ? Et moi, l’ivrogne, je buvais toujours, de bonne heure, et à chaque godet je célébrais Dieu, et toi, l’adultère et le meurtrier, pourquoi, donc, tu es au paradis, et moi, chrétien orthodoxe, pourquoi tu ne me laisses pas passer au paradis ? ». Le roi David s’étonna à cette réponse sage, et humilié, s’en alla.

L’ivrogne recommença à vadrouiller à côté des portes de l’honorable paradis. Le roi Salomon vint vers les portes et dit : « Qui vadrouille à côté des portes de l’honorable paradis ? » L’ivrogne lui répondit : « Je suis un ivrogne, je veux être avec vous, au paradis ». Et le roi Salomon dit : « Va-t’en, homme, les ivrognes n’ont pas le droit d’entrer au paradis, le martyre éternel est destiné aux ivrognes. Celui qui ne vit pas selon les commandements de Dieu n’a pas le droit d’entrer au paradis ». Alors, l’ivrogne répondit : « Mais qui es-tu, seigneur ? J’entends ta voix mais je ne connais pas ton nom ». Et le roi Salomon lui répondit : « Je suis le roi Salomon, j’ai construit l’église à Jérusalem, le saint des saints ». L’ivrogne lui dit : « Tu te souviens, quand ton serviteur [reprise du discours à David, répété par erreur] comment Dieu t’as fait sortir de la bouche de Baal, et c’est à cause de David, son esclave, qu’il ne t’a pas extirpé de l’enfer, et de plus, une phrase que tu as prononcé t’a aidé : mon Dieu, n’oublie pas ces pauvres jusqu’à la fin. C’est pourquoi tu es sorti de la bouche de Baal. Et moi, ivrogne, je buvais, et à chaque godet je célébrais Dieu, et en dehors de Dieu je ne célébrais personne ». Et l’ivrogne continua : « Dieu de miséricorde, comme tu es avare envers les hommes. Ces pécheurs, tu les as laissés entrer au paradis tout de suite, et moi, chrétien orthodoxe, pourquoi tu ne me laisses pas entrer au paradis ? » Salomon s’étonna de cette réponse sage, et humilié, s’en alla.

L’ivrogne recommença à vadrouiller à côté des portes de l’honorable paradis honorable. Et saint Nicolas vint vers les portes et dit : « Qui vadrouille à côté des portes de l’honorable paradis ? » L’ivrogne lui répondit : « Je suis un ivrogne, je veux être avec vous, au paradis ». Saint Nicolas lui répondit : « On n’installe pas des ivrognes ici, le martyre éternel est destiné aux ivrognes ». Alors, l’ivrogne lui répondit : « Mais qui es-tu, seigneur ? J’entends ta voix mais je ne connais pas ton nom ». Nicolas le thaumaturge lui dit : « Je suis saint Nicolas ». L’ivrogne lui répondit : « Tu te souviens quand lors du septième concile, des ecclésiastiques accusaient des hérétiques, et que tu as porté la main sur les hérétiques ? Il ne convient pas aux saints d’être impertinents. Tu as exigé des offrandes des chrétiens orthodoxes : du doux kanoun1. Et maintenant tu es au paradis, et moi, chrétien orthodoxe, pourquoi tu ne me laisses pas passer au paradis ? » Saint Nicolas s’étonna à cette réponse sage et, humilié, s’en alla.

L’ivrogne recommença à vadrouiller à côté des portes de l’honorable paradis. Jean l’Évangéliste vint vers les portes et dit : « Qui vadrouille à côté des portes de l’honorable paradis ? » L’ivrogne lui répondit : « Je suis un ivrogne, je veux être avec vous, au paradis ». Alors, Jean l’Évangéliste lui répondit : « J’ai écrit dans l’Évangile que les ivrognes ne laisseraient pas de traces dans le royaume de Dieu ». L’ivrogne dit : « Mais tu es qui, seigneur ? J’entends ta voix mais je ne connais pas ton nom ». Jean l’Évangéliste répondit : « Je suis Jean l’Évangéliste, l’ami du Christ, j’ai écrit l’Évangile comme saint Luc et saint Marc sur le Dieu unique ». Alors, l’ivrogne dit : « Jean l’Évangéliste, est-ce que tu te souviens quand Dieu vous a envoyé pour enseigner, prêcher, baptiser, pour que les chrétiens s’aiment les uns les autres et supportent les peines, et ainsi accomplissent la loi de Dieu ? ».

Et alors, Jean l’Évangéliste laissa passer l’ivrogne dans le paradis. L’ivrogne s’installa sur la meilleure place, et fut béni maintenant et pour les siècles des siècles. Amen.

1Boisson à base de farine de malt, sans houblon – NdT.

Le sommaire des « Premiers feux »

 

D’ici la fin de l’année, nous ferons paraître, entre deux autres livres, et donc à une date encore indéterminée, Les Premiers feux, une anthologie de science-fiction et de récits d’anticipation russes antérieurs à l’avènement de Staline au pouvoir.

SF couverture 2

Nous avons ainsi sélectionnés des textes qui vont de 1820 à 1924, textes très divers, le sommaire mêlant reprises de traductions anciennes, extraits de certaines de nos publications et traductions inédites. Il eut sans doute été possible de faire plus, mais le volume obtenu sera déjà fort conséquent, surtout pour une anthologie qui n’a pas d’équivalent en France et que nous avons conçu comme un pendant à nos Dimension Russie et Dimension URSS parus il y a quelques années chez Rivière Blanche. Avec ce nouveau volume, c’est donc l’ensemble de l’histoire de la science-fiction russe qui se trouve couverte.

Wilhelm Küchelbecker, Lettres d’Europe, 1820

Trad. Viktoriya et Patrice Lajoye

Alors que l’Europe est retombée dans la barbarie, un riche Américain vient en touriste en visiter les ruines.

Vladimir Odoievski, L’An 4338, 1835-1840

Trad. Viktoriya et Patrice Lajoye

Dans un lointain futur, une comète menace de détruire la Terre. Un jeune Chinois, cependant, vient visiter la toute puissante Russie et découvrir ses merveilles technologiques.

Dmitri Mamine-Sibiriak, Les Derniers feux, 1897

Trad. Viktoriya et Patrice Lajoye

L’Europe est retournée à la civilisation médiévale. Mais dans ce chaos général, subsiste un temple, servi par des jeunes vestales.

Vladimir Soloviev, L’Antéchrist, 1900

Trad. Eugène Tavernier

Après des décennies d’errance politique et civilisationnelle, voici venir le règne de l’Antéchrist.

Valeri Brioussov, Le Soulèvement des machines, 1908

Trad. Viktoriya et Patrice Lajoye

Tout semble bon, dans ce futur où la vie est largement automatisée, où les besoins quotidiens sont confiés à des machines. Mais les machines voudront-elles toujours être esclaves ?

Alexandre Kouprine, Le Parc royal, 1911

Trad. Viktoriya et Patrice Lajoye

Enfin la monarchie a été abolie, et non sans mal. Mais comment faire en sorte de ne plus y retomber sans pour autant faire preuve de cruauté envers les derniers monarques ? En les regroupant dans un parc, comme des bêtes de foire ?

Ferdynand Ossendowski, La Lutte à venir, 1914

Trad. Viktoriya et Patrice Lajoye

Les trusts industriels ont asservi le monde, et une bonne part de l’humanité vit et meurt dans leurs usines souterraines. Mais un riche ingénieur va mener la révolte.

Efim Zozoulia, Le Conte sur Ak et l’humanité, 1919

L’humanité est enfin régie de façon rationnelle, et cette rationalité impose une évidence : il faut éliminer les inutiles. Mais voilà que Ak, le grand dirigeant, vient à disparaître.

Alexandre Kouprine, Le Paradis, 1921

Trad. Viktoriya et Patrice Lajoye

Enfin le communisme est en place. Mais peut-on vivre dans un monde où l’on n’est plus qu’un numéro, et où l’on mange mieux le lendemain de la mort d’un camarade ?

Mikhaïl Artsybachev, Sous le soleil, 1924

Trad. Louis Durieux

Après la Révolution d’Octobre 1917, l’Europe entière s’est retrouvée plongée dans un chaos de conflits armés. Bien des années après, un petit groupe de sauvages découvre le journal d’un des soldats.

 

 

 

Concours « L’Île des navires perdus »

Dans un peu plus d’un mois sortira L’Île des navires perdus, étonnant roman d’aventure d’Alexandre Beliaev. C’est l’occasion pour nous de lancer quelque chose que nous aimons bien faire: un petit concours.

Donc, nous reprenons le même principe que pour le concours précédent: avant le 31 août, 20h, partagez sur votre blog, sur votre page Facebook ou Google + (dans ces deux derniers cas en mode public) cette note ou l’image de la couverture de L’Île des navires perdus, puis postez le lien en commentaire ici ou sur notre page Facebook.

Couv Beliaev

Le gagnant sera tiré au sort et remportera un exemplaire du roman!

Bonne chance à tous!