Controverse 5 – La tentative de synthèse par Zinaïda Hippius

Au début de l’année 1908, un nouvel auteur prend la plume, et cette fois-ci bien plus longuement: il s’agit de Zinaïda Hippius, qui, avec Valéri Brioussov, est une figure importante du mouvement symboliste russe. Il ne s’agit plus d’une lettre, mais d’un véritable article, une tentative de synthèse sur les évolutions de la littérature russe à l’aube du XXe siècle.

Zinaïda Hippius

Notes sur la littérature russe de notre temps

Mercure de France, janvier 1908.

Rien n’est moins aisé que de se faire une idée juste et nette de l’état actuel de la littérature russe. Les uns idéalisent; d’autres parlent de décadence ; il en est même qui affirment qu’il n’a jamais existé en Russie de littérature proprement dite. J’avoue, pour ma part, qu’on a bien de la peine à parler, pour la Russie, de milieu littéraire, de développement constant et régulier de la littérature, d’ensemble de traditions. La Russie a produit de grands génies isolés, des « maîtres » et leurs noms – Tolstoï, Dostoïevsky, Pouchkine –, égalent les plus célèbres de l’Europe. L’absence de traditions, de vrais milieux d’art, d’écoles ne doit pas être imputée à ces créateurs, car leur talent n’était pas par nature trop individuel et n’exigeait pas nécessairement l’isolement. Il demeure pourtant que la « littérature », au sens qu’a ce mot en Europe, existe à peine en Russie.

La vraie cause de ce fait échappera toujours à qui devrait ou voudrait ignorer les conditions dans lesquelles la littérature russe est née et a vécu. Pour ne retenir que l’essentiel, nous dirons seulement que toute la vie intellectuelle a toujours été si étroitement liée à la vie sociale et politique et a si bien dépendu d’elle que, de nos jours encore, l’art et la science, anormalement unis à la politique, sont comme écrasés par elle. Cette circonstance trop réelle est difficilement saisissable du dehors. La contraint extérieure s’est constamment mêlée en intruse à la vie russe, a tâché de rendre impossible toute vie intellectuelle collective, a redouté tout groupement et dispersé de son mieux les « coupables ». N’est-il pas remarquable que nos écrivains de valeur ont tous été des réprouvés, parfois des exilés? Aucun n’est resté « sans tare », pas même l’innocent Pouchkine, pas même le sentimental et cosmopolite Tourguéneff. En Russie, quand les hommes de quelque notoriété ne se mêlent pas de politique, c’est la politique qui va les chercher et se mêler de leurs affaires. Dès lors, s’ils ne sont pas encore dangereux, ne peuvent-ils pas le devenir? Toute « idée » artistique, scientifique ou philosophique, ne peut-elle pas devenir sociale, mener à l’action sociale? Or, c’est cela qu’on a toujours le plus redouté.

Le premier essai de créer un milieu esthétique et littéraire date de l’année 1895 environ.

En 1898 se fondait la revue Mir Iskousstva (éditée jusqu’à l’année 1904) autour de laquelle se groupait tout ce qu’il y avait de moderne et de combatif en littérature et en art1. À la rédaction on rencontrait des poètes comme Balmont, Brussoff, Sologoub, etc., qui fondèrent en 1903 une revue à eux, la Balance, des écrivains comme Rosanow, Mérechkovsky, Minsky, préoccupés surtout de questions religieuses et philosophiques (ils ont eu aussi une revue, la Voie Nouvelle, 1903-1905), des critiques musicaux, Nouvel et Newrock (depuis 1902 ils organisent des soirées de musique moderne, très suivies parle public progressiste), des artistes comme Séroff, Korovine, Benois, Bakst, Somoff, rassemblés maintenant dans « l’union des peintres russes » et connus du public français par l’exposition universelle de 1900 (le pavillon russe était construit d’après les dessins de Korovine), ainsi que par l’exposition de 1906. Le Mir Isjousstva formait ainsi un centre, qui depuis s’est différencié.

Ces chercheurs et ces rebelles ne niaient pas qu’un étroit lien les unissait à la culture européenne. Mais bien qu’on ait souvent reproché à ces « novateurs » de n’être que des imitateurs, des « symbolistes » et des « décadents » français, leur mouvement demeurait original. Certes, nos « décadents » parlaient de « voies nouvelles » et d’art libre ; ils haïssaient le réalisme et le moralisme de leurs devanciers; ils affectaient la plus profonde indifférence en matière de politique; ils prêchaient, non sans excès, l’art pour l’art. Cela a suffi pour que la société « libérale » russe mît ces libertaires au nombre des conservateurs, conservateurs d’ailleurs inoffensifs, fous plutôt. Mais cela leur a permis d’être épargnés par le régime policier leur groupe a pu vivre, sa prospérité lui fit des imitateurs.

Il ne comptait aucun écrivain qui égalât par son génie les Dostoïevsky et les Tolstoï. Sa force n’était pas celle du génie isolé. Bien que d’esprit individualiste, il se proposait avant tout le travail collectif. Je ne m’attarderai pas sur les destinées de ce premier mouvement littéraire russe, caractérisé par un profond respect pour la culture artistique de l’Europe et du monde, dans le passé et dans le présent. Ce respect d’ailleurs n’allait pas jusqu’à l’imitation; il était une aide pour créer. Le groupe resta relativement restreint. Mais il ne faut pas oublier que les conditions sociales de la vie n’avaient pas changé; le premier coup n’était pas porté encore.

On donne souvent Tchékhov et Gorky comme les plus remarquables écrivains russes de notre temps. Peut-être en effet sont-ils les plus remarquables ; mais sont-ils les plus caractéristiques ? Malgré leurs différences, ils sont au même titre plutôt des représentants du passé, des « individualités isolées ». Leur talent est trop encore uniquement un don naturel. C’est surtout vrai de Gorky, dont le talent est exclusivement fait de la force inconsciente et aveugle d’un homme du peuple. L’action des événements de ces dernières années et l’influence des cercles intellectuels ont achevé de le perdre ; comme écrivain Gorky n’est plus, à l’heure actuelle, qu’un médiocre socialiste et un artiste défunt. L’Europe, toujours curieuse d’exotisme, l’a admiré un moment; mais il est sur le point d’être complètement oublié. Quant à Tchékhov, cet artiste profond et tendre, au dessin si merveilleusement fin et si menu qu’on ne peut le percevoir de loin, il est resté, jusqu’à sa mort, à la fois trop « lui-même » et trop russe, pour qu’on pût jamais le comprendre et le goûter en Europe.

À notre époque tout mouvement littéraire ou scientifique, étroitement national, sans de fortes attaches à la culture universelle, est condamné à rester sans réelle valeur. Ces attaches, notre groupe « symboliste » les avait, et le courant qu’il créa alla peu à peu s’élargissant. Il marquait déjà quelque tendance, fort naturelle d’ailleurs, au mysticisme et à la religion, quand la Russie fut ébranlée par de grands événements d’ordre social et politique. On comprendra aisément quels changements imprévus les premiers symptômes de la révolution devaient apporter à toutes les manifestations de la vie intellectuelle, y compris la littérature.

Bien des choses cachées nous ont été ainsi révélées ; les passions contenues, mais non détruites, se sont déchaînées ; nous avons dû reconnaître notre barbarie, notre manque de culture et bien d’autres défauts encore. Quelque pénible que cela fût, c’était bienfaisant: il faut savoir regarder la vérité.

Qu’est donc la littérature russe dans sa phase actuelle, au moment où la situation politique est équivoque et incertaine, où la presse, bien que sa liberté soit équivoque aussi et très précaire, est moins dépendante qu’autrefois? Il est difficile de voir clair dans le chaos qui nous entoure. Un regard attentif permettrait pourtant de discerner que les deux grands courants anciens ont persisté : la littérature à tendance sociale, qui n’avait pas grand’chose de commun avec l’art vrai, s’est transformée en littérature « révolutionnaire » et s’est multipliée ; la littérature « symboliste » a suivi sa voie, les secousses du dehors n’ayant fait que précipiter son évolution nécessaire ; elle s’est transformée et divisée. Ses représentants sont, à peu près tous, restes fidèles à leur principe essentiel, à la nécessité de rester en contact étroit avec la culture de l’Europe et du monde; mais, tandis que les uns ont continué dans la voie de l’art pur, les autres sont allés au travers de leur mysticisme incertain et vague, jusqu’à des conceptions nettement religieuses. Il a eu des déplacements : comme l’art ne peut s’unir à un matérialisme grossier et à un étroit marxisme, Gorky, peu cultivé et inconscient, a succombé malgré la puissance de son talent naturel. Léonide Andréieff, plus jeune que Gorky, non moins talentueux que lui, mais aussi primitif, a hésité quelque temps entre le positivisme des intellectuels « socialisants » et le raffinement esthétique des « symbolistes ». Comme quelques écrivains proches de Gorky, sinon de son école, Andréieff est une nature richement douée, plus instinctive que consciente; il pose des problèmes trop profonds pour ses conceptions philosophiques demeurées puériles. Naïf, tourmenté et flottant, il est pourtant resté artiste. Ses dons naturels lui ont permis d’éviter encore la décadence où Gorky est tombé.

C’est peut-être dans le mouvement littéraire qui se devine de nos jours, et auquel Andréieff commence à se mêler, qu’il sombrera. Je m’attarderai sur ce mouvement, le « mysticisme anarchiste », qui crée déjà de fâcheux malentendus. Tantôt on le loue, tantôt on le bafoue; il ne mérite aucun de ces traitements. La vérité, en effet, est qu’il n’a une grande importance ni dans la vie, ni dans la littérature russe. M. E. Séménoff, qui s’en est occupé dans ses « Lettres russes » (Mercure de France, nos 238, 242), a vraiment beaucoup trop fait attention à lui. Il s’est laissé prendre au bruit que font autour d’eux quelques petits cercles ; son erreur de nouveau venu s’explique et s’excuse aisément.

L’existence même de ce nouveau cercle littéraire s’explique autant par les faits sociaux et politiques que par le progrès de la littérature. Né au moment des premières lueurs révolutionnaires, quand l’ancien groupe des « symbolistes » quittait les vêtements déjà râpés de l’impressionnisme et du mysticisme vague et se divisait en deux groupes, distincts mais non ennemis (des religionistes et des artistes purs), né, dis-je, au moment de ces importants événements, ce courant, n’était pas précisément nouveau : la vie, jusque-là opprimée, mettait à nu son grouillement primitif et chaotique, notre barbarie et notre enfance. Ce sont des « petits » plutôt que des « jeunes ». Certes les talents n’y manquent pas : Block, Remisoff, V. Ivanoff, presque tous sont des poètes bien doués. Je laisse de côté les autres, ceux qui, dépourvus de tout don littéraire, font grand bruit autour de leur « mouvement » et essayent de se donner pour ses « guides », comme M. Tchoulkhoff, celui-là même qui a fait faire à M. E. Séménoff la gaffe d’exposer ses « théories ».

C’est précisément comme manifestation littéraire et philosophique que le groupe en question est un groupe de « petits ». Il n’a rien donné de nouveau; ce qui lui semble nouveau n’est que trop vieux parfois, vieux comme le monde; mais le monde semble nouveau aux enfants. Les membres de ce groupe n’ont de sincère et de beau que leurs aspirations instinctives. Mais à peine éveillés, arrogants et, hélas! déjà contents d’eux-mêmes, ignorants et peu travailleurs, inconsciemment secoués par les événements sociaux, ils sont pitoyables avec leur vieille découverte du mysticisme vague, leur amoralisme primitif et surtout leurs prétentions philosophiques. Tout chez eux reste d’ailleurs flottant, informe et indécis. Ils ne savent bien ni ce qu’ils veulent, ni où ils vont. Avec des mots pris un peu partout et rapprochés au hasard, ils s’efforcent de construire quelque « système philosophique » ou quelque « théorie esthétiques »; le lendemain, ils lâchent sans regret leur oeuvre de la veille et se mettent à combiner d’autres mots, sans voir que leur nouvelle combinaison n’a pas plus de sens que la précédente. Du reste, l’« anarchisme mystique », qui a tant séduit M. E. Séménoff il y a quelques mois, est déjà abandonné pour le « réalisme mystique », formule aussi absurde que la première.

La tendance « érotique » que l’on rencontre dans la littérature russe de ces tous derniers temps n’a rien de nouveau non plus et s’explique également en grande partie par des circonstances sociales : la censure ayant été restaurée pour les choses d’ordre social et politique, la presse demeura libre, ou à peu près, dans les questions de « moeurs »; on s’est hâté d’user de cette unique liberté, et, tout naturellement, parce qu’on n’a pas l’habitude d’être libre, on exagère. Mais on ne donne rien de neuf : on prend seulement goût à dévoiler un coin de la vie, resté forcément caché jusqu’à maintenant. Les minutieuses descriptions érotiques de M. Arzibacheff, les réalités crues de M. Serguéieff-Zensky, les malpropretés cyniques de MM. Kouzmine et Ivanof, données par celui-là pour de l’hellénisme, par celui-ci pour du mysticisme, sentent parfois l’enfantillage, parfois la corruption, toujours un peu la barbarie. Pour la plupart de ceux qui ont quelque talent, les sujets érotiques ne sont que des sujets à la mode du jour; pour leurs grossiers imitateurs, un mauvais jeu sans conséquence. Aucun d’entre eux n’a abordé d’une façon sérieuse et originale la grosse question du sexe. Léonide Andréieff même qui, dans ses nouvelles Le Gouffre et La Brume, a instinctivement senti la tragédie du problème, n’a pas pu dominer son thème et arriver à une nouvelle compréhension du sexe, trouver une issue à cette impasse. Les anciens seuls l’ont fait, ceux qui s’étaient déjà autrefois occupés de ce problème.

Plusieurs, sortis des premiers groupes de « décadents » et de « symbolistes », sont restés fidèles aux principes de l’individualisme pur, presque de l’égotisme. Tel est F. Sologoub, poète un peu sec, mais incomparable et périlleux charmeur avec son culte du « Moi » ; il a fait des avances trompeuses et perfides à la barbarie, aux cercles des « petits »; en réalité, il ne se mêle pas à eux et demeure seul, froid, sombre, profond et pervers à sa manière. On trouve également de l’érotisme sérieux chez Valéry Brusoff, un autre poète. Celui-ci était déjà bien connu au temps des premiers « symbolistes ». Mais, loin de faire la moindre avance aux « petits », il est leur franc ennemi, parce qu’adversaire irréconciliable de la barbarie sous toutes ses formes. Sa poésie est colorée, brillante, aiguë et hardie, froide parfois, mais d’une froideur de métal, toujours sonore. Il est en outre un écrivain consciencieux. Son principe d’art, c’est l’art lui-même, l’art au sens le plus large, lié à la vie et à la culture universelles, descendant jusqu’aux profondeurs ténébreuses de l’âme des hommes et de l’âme des choses, jamais faible, indécis ou vague. Soutenu par son amour de « l’art pour l’art », V. Brusoff n’a pas cherché sa voie dans le sens de la lumière religieuse ; il ne s’est pas non plus hasardé avec « les plus jeunes » à découvrir des choses connues et n’a pris aucune part aux jeux pueras des « nouveaux mystiques ». Ces derniers, blessés peut-être, ont vite traité de « parnassien » et même d’« académique » un poète qui n’est ni l’un ni l’autre. Et si même il l’était? N’est-il pas suggestif le fait que pour ces « chercheurs » au maillot, qui ignorent sereinement tout de la culture, de l’art, de la philosophie et de l’histoire, le mot de « parnassien » sonne comme une injure? Il n’y a là-dedans d’injure que pour eux-mêmes. V. Brusoff et un groupe resserré autour de la revue moscovite la Balance (dirigée par Brusoff) l’ont d’ailleurs bien compris et poursuivent tranquillement leur guerre d’escarmouches contre les « mystiques » effrontés de Saint-Pétersbourg, ou plutôt contre leurs prétentions et leurs méprises, sans toutefois nier la valeur de quelques beaux talents égarés dans ces milieux tapageurs.

Mais, dira-t-on peut-être, les espérances littéraires de la Russie sont-elles donc toutes concentrées dans le petit cercle de Moscou? Faudrait-il chercher là l’unique source des courants futurs? Non, certes. Les espérances sont partout; le chaos sera fécond. Le groupe moscovite, qui d’ailleurs manque d’unité sur des questions de détail, n’est que le gardien des principes indispensables de l’art, de traditions souvent menacées, mais nécessaires à l’épanouissement futur de la littérature russe. Ce que sera cette littérature russe de demain, il est impossible de le dire avec précision. Dans quel sens ira le courant principal qui remue déjà dans le chaos de nos jours, nous n’en savons rien. Quelques indices à peine perceptibles permettent seulement de prévoir deux des caractères essentiels de la vraie littérature russe de l’avenir. Elle sera liée à la culture de l’Europe et du monde mais elle conservera les traits propres à l’âme russe. Un de ces traits est l’aspiration vers une vie religieuse, consciente et métaphysique autant que mystique ; l’art reposerait donc sur des conceptions religieuses. Ceci peut paraître étrange aux « Européens » habitués à confondre la religion avec l’église catholique ou à faire de la religion une affaire d’opinion individuelle. Or, le sentiment religieux du Russe, tout en étant détaché de tout cléricalisme, demeure quand même une tendance collective. Le poète métaphysicien fameux, Vladimir Solovieff, a été précisément l’interprète de ce sentiment religieux, de cette aspiration vers une « église anticléricale ». Ses idées, malgré leurs contradictions apparentes, sont des plus caractéristiques. La jeune littérature mystique les accepte en grande partie, bien que, égarée dans le mysticisme pur et dépourvu de bases philosophiques, elle soit incapable de comprendre la nécessité logique qui fait aboutir Solovieff à la religion. La vogue de Solovieff est le signe certain que le chaos actuel porte en soi les vrais germes de l’avenir.

Pour l’instant, classer nos prosateurs et nos poètes en groupes définis serait une tâche ingrate et vaine. Nous nous contenterons donc pour clore ces notes rapides, des grands cadres suivants.

On mettra d’un côté les écrivains restés fidèles aux règles de l’art raffiné, au travail sérieux et lent, et on y joindra ceux qui fécondent ces règles par des conceptions religieuses et philosophiques.

De l’autre côté, on est en présence d’un mouvement littéraire naissant, encore indécis et chaotique, plein de belles aspirations, mais démesurément prétentieux, ignorant, imitateur, incapable pour l’instant de se fixer et de se comprendre. Les écrivains de talent, qui s’y trouvent mêlés à d’adroits ambitieux, deviennent souvent les victimes de ces derniers. C’est, par exemple, le cas d’Alexandre Block, le chevalier de la Dame mystique qui perd beaucoup à répéter docilement des phrases vides sur le « mysticisme anarchiste » sans s’apercevoir de leur manque de sens. La même chose arrive aux écrivains de l’ancien cercle de Gorky.C’est te cas de Léonide Andréieff, chez qui on peut aisément noter la tendance à s’unir aux « petits », au risque de rapetisser aussi son talent brutal et inconscient. Son drame La Vie d’un homme est un symptôme très dangereux de sa décadence.

Mais à quoi bon s’attarder encore sur les faits pitoyables des jeunes cercles littéraires, sur leurs faiblesses et sur leur barbarie, si naturelle d’ailleurs? Il faudrait douter du développement de l’histoire, pour s’alarmer de tout cela. Aux moments où l’on pourrait se prendre à douter, il suffit, pour être rassuré, d’évoquer les grandes figures de Dostoïevsky, prophétique génie aux idées plus profondes que celles de Nietzsche, du poète et martyr Gogol, du grand Tolstoï enfin, qui vit encore. En méditant sur leur destinée qui fit d’eux des isolés, mais qui n’a pu briser leur force ou amoindrir leur grandeur, en voyant, en un mot, le passé de la littérature russe, on peut bien augurer de son avenir.

Les géants ne sont pas morts. Le sang de Pouchkine, de Gogol, de Dostoïevsky coule dans les veines de leurs petits enfants, de leurs disciples inconscients encore. La brume qui entoure la littérature russe de notre temps se dissipera et forcera les intrus et les esclaves à s’éloigner. Cette brume n’entoure pas seulement la littérature, elle s’étend sur la vie russe tout entière. Mais l’effort de libération se poursuit. Ne l’oublions pas.

1L’exposition russe, au « Salon d’Automne » de 1906, ainsi que les concerts russes au Grand Opéra de Paris au printemps de 1907, furent organisés par le Directeur de Mir Iskousstva, M. Serge Diaghilew.