Controverse: épiloque – la conclusion d’Eugène Séménoff

La réponse d’Eugène Séménoff ne tarde pas. Elle consiste simplement en l’introduction d’une nouvelle chronique, et n’appelle plus de discussion. Séménoff énumère les erreurs d’Hippius, tout en signalant au passage avoir eu des échanges de lettres « fort courtoises » avec Brioussov: certes, il n’y eu aucun nom d’oiseau d’échangés, mais il est permis de douter de la courtoisie des lettres en question, lesquelles étaient, pour celles qui ont été publiées par le Mercure de France, d’une sécheresse assez prononcée.

 

Lettres russes

E. Séménoff

Mercure de France, février 1908

Madame Hippius, dans ses Notes sur la Littérature russe de notre temps, me fait l’honneur de parler de mes modestes efforts à faire connaître aux lecteurs du Mercure les différents courants de la littérature russe. Mais elle est trop sévère pour moi, et elle a tort. Elle commet la même erreur qu’a commise M. Valère Brussoff, avec lequel nous échangeâmes des lettres fort courtoises, d’ailleurs, sur le même sujet.

Mme Z. Hippius occupe une place très marquée dans la littérature russe, et, dans toute controverse littéraire, elle devient forcément partie. Elle ne peut donc pas être juge. Qu’elle nous laisse, donc, à nous critiques, le soin de juger ses propres œuvres comme celles de ses égaux ou rivaux.

Comme ses lecteurs, d’ailleurs, nous aurons plus d’intérêt et de profit à lire ses œuvres que sa critique de ses adversaires en littérature et en philosophie. Mme Hippius taxe de « gaffe » ma tentative d’exposer les « théories » qui ont cours actuellement dans les milieux littéraires russes, et elle rapetisse trop son ex-compagnon d’armes, M. Tchoulkoff. Mais puis-je même protester contre cette sévérité, vu que, dans le même article, elle affirme que « la littérature, au sens qu’a ce mot en Europe, existe à peine en Russie ». Pouchkine, Dostoievsky, Tolstoï (qu’elle me permette d’ajouter, au moins, Gogol, Lermontoff et Tourgueneff) ne sont que des « maîtres » isolés. Je demande respectueusement à Mme Hippius elle-même, si une telle affirmation concernant la littérature, – même si l’on met son origine dans les écrits de Lomonossoff, – est scientifiquement sérieuse ? Que fait-elle de l’époque de Catherine II ? de celle de Pouchkine et de ses disciples (Gogol y compris) ? des cercles littéraires et de la critique des années 30 et 40 ? et de tout ce milieu où purent naître et apparaître enfin Dostoievsky, Tourguéneff, Gontcharoff, Pissemsky et Tolstoy lui-même ? Je ne parle pas de Nekrassof, dont je m’occupe plus loin, ni de la littérature des années 60 ; je laisse de côté Chtchedrine, je passe sous silence le roman à tendance, puis la littérature démocratique des années 70 (Ouspensky, Zlatovratsky, etc.).

Je ne puis vraiment pas souscrire à une pareille thèse qui fait commencer la vraie littérature russe au groupe « symboliste » (Mme Hippius dit : « notre groupe symboliste »), né « dans l’année 1895 environ ». Qu’est, à côté de cette affirmation, ma soi-disant « gaffe » ?

Justement la presse russe est tout entière à fêter aujourd’hui le trentenaire de la mort de Nekrassoff, qui est notre plus grand poète national après Pouchkine et Lermontoff, et que « sa génération » mettait même au-dessus d’eux. L’anecdote est célèbre qui représente Dostoievsky en dispute avec un étudiant aux funérailles de Nekrassoff, les premières grandes funérailles populaires d’un écrivain qu’on ait jamais vues en Russie. Dostoievsky qui, le 30 décembre 1877 (11 janvier 1878), au cimetière, parla le premier, commença son discours en ces termes : « Messieurs, bien que Nekrassoff vienne, par son talent, après Pouchkine et Lermontoff… !

– Avant », cria une jeune et forte voix d’étudiant.

Dostoievsky regarda le jeune homme, hissé sur une grille, et dit :

« Non, après…

– Avant…

– Après, vous dis-je », fit Dostoievsky calme et sûr de lui-même.

Cette scène caractérise bien la « querelle littéraire » des deux générations, mais elle symbolise aussi le culte que toutes les générations vouaient à la littérature. Je dirai même – et je ne serai certes pas le premier – que, souvent, toute la vie intellectuelle de la Russie s’est concentrée dans la littérature, dans les milieux littéraires, que la littérature russe a rempli souvent seule un rôle social, un rôle civilisateur. J’ai eu maintes occasions de le dire ici même. C’est un fait acquis à l’histoire. Mais prendre ce fait et baser sur lui l’affirmation de l’absence de littérature, de milieu et de traditions littéraires, c’est vraiment trop paradoxal.

[Nous coupons ici cette chronique, qui quitte la controverse pour diverses informations.]